Un jugement tranchera bientôt la question de la responsabilité de deux entreprises luxembourgeoises dans le massacre à l’arme chimique d’Halabja

Tragique cas d’école

Omer Khawar et son enfant après le bombardement sur Halabja
Photo: Ahmad_Nateghi / CC
d'Lëtzebuerger Land du 10.01.2025

En 2025. Un jugement est attendu cette année pour des familles endeuillées et traumatisées. Les survivants ont perdu leurs filles, leurs fils, leurs parents au cours d’un bombardement à l’arme chimique ordonné par Sadam Hussein contre la ville d’Halabja dans sa guerre menée contre l’Iran… mais aussi contre les populations kurdes en Irak. Près de 5 000 des 60 000 habitants de cette ville du Kurdistan irakien ont péri le 16 mars 1988 dans le gaz moutarde ou d’autres agents neurotoxiques comme le sarin et le tabun. Des familles entières qui avaient survécu aux explosions mais qui ont finalement suffoqué dans la douleur… jusqu’au dernier souffle. Une sculpture dans le centre-ville représente aujourd’hui ce père, Omer Khawar, couché sur son enfant de quelques mois à peine pour le protéger, en vain.

Treize « miraculés » poursuivent en justice 23 personnes et sociétés qu’ils estiment responsables de la mort de leurs proches à différents degrés : qu’elles soient complices ou qu’elles aient tiré profit d’une activité criminelle, à savoir génocide, crime de guerre, crimes contre l’humanité, nettoyage ethnique ou encore torture. Parmi la liste des accusés figurent deux sociétés basées au Luxembourg : Kredietbank Luxembourg (qui a englobé Banque continentale du Luxembourg avant de devenir Quintet) et General Mediterranean Holding (GMH), société de Nadhmi Auchi, lui aussi poursuivi.

Avant eux, dans la liste des personnes accusées, figure Frans van Anraat, un négociant néerlandais. Il a été condamné en 2013 par le tribunal de La Haye (au civil) à indemniser des victimes du bombardement d’Halabja parce qu’ils auraient fourni les ingrédients du gaz moutarde à l’armée irakienne. Halabja est une des cent villes et villages kurdes attaqués par le régime de Sadam Hussein, tuant et blessant des dizaines de milliers de civils, dont les plaignants. Mais la violence déployée à Haladja a eu les conséquences les plus dramatiques.

Selon la plainte déposée au tribunal civil de Suleimani, dans la région kurde de l’Iraq, l’autocrate irakien aurait envoyé son compatriote Nadhmi Auchi au Luxembourg au début des années 1970 pour bâtir un réseau financier et financer les black ops du régime, « y compris l’acquisition d’armes et de technologies avancées ». « GMH was secretly funded by Saddam Hussein (concealing his control and ownership). Auchi and GMH formed Banque Continentale du Luxembourg in 1979 », lit-on dans l’assignation de l’avocat américain Gavriel Mairone, fondateur du cabinet MM Law spécialisé dans la défense des « victimes du terrorisme international et des crimes contre l’humanité ». L’étude dit en représenter 19 000 dont 101 qui ont subi l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023 et qui demandent réparations à l’Unrwa, l’agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens.

Selon l’accusation dans le dossier irakien, les personnes poursuivies, du fabricant de produits chimiques aux ingénieurs industriels en passant par les financiers, savaient que le régime irakien attaquait des civils iraniens ainsi que des kurdes irakiens dans la guerre menée entre 1981 et 1989. L’assignation détaille les parcours de vie des plaignants depuis le massacre. Par exemple, Fatah avait sept ans au moment de l’attaque. Elle a été grièvement brûlée et a perdu la vue sous l’effet du gaz toxique. Elle a été hospitalisée à Téhéran et a perdu conscience pendant une durée indéterminée. À son réveil, elle a été placée dans une famille iranienne. Dix ans plus tard, elle est retournée en Irak à la recherche de sa famille biologique pour y découvrir que sa mère et son frère étaient morts ce 16 mars 1988.

Dans le document communiqué par l’avocat Gavriel Mairone sont détaillées une partie des quelque 100 000 attaques chimiques perpétrées par l’armée de Sadam Hussein dans les années 1980 contre civils iraniens et kurdes avec les armes produites sur place grâce aux personnes et entreprises européennes ciblées. Le groupe allemand TUI, alors baptisé Preussag, est ciblé pour avoir exporté les technologies de traitement de l’air et de l’eau qui ont servi à militariser les différents composants. TUI est aujourd’hui surtout connue pour ses activités touristiques. Au Luxembourg, boulevard Royal, Banque continentale aurait financé l’acquisition de 650 tonnes de thiodiglycol, solvant utile à la fabrication de gaz moutarde acheminé en Irak pour produire les armes chimiques. L’hôtel Le Royal est propriété du fondateur de la banque, GMH. La plainte se base notamment sur des rapports des renseignements belges, lesquels énumèrent les dictateurs africains qui ont placé leurs avoirs mal-acquis à la « Conti ».

Un premier dénouement approche, donc, pour cette plainte déposée le 13 mars 2018, en marge du trentième anniversaire du drame. « Si le tribunal tranche en faveur de nos clients, et si Auchi, GMH et Quintet ne se mettent pas en règle par rapport au jugement, alors nous poursuivrons notre action devant les juridictions luxembourgeoises », assure Gavriel Mairone dans un courriel au Land ce jeudi. L’avocat insiste sur le fait que les règles du droit international permettent de reconnaître les décisions irakiennes au Grand-Duché si la preuve est apportée ( « et elle le sera », précise l’avocat) que les accusés ont été dûment notifiés et ont eu l’opportunité de se défendre devant le tribunal. « We fully expect the ability to enforce any judgment we obtain in Luxembourg, the UK, Holland, France and Germany », poursuit Gavriel Mairone.

Fin novembre, lors du Forum des Nations unies sur les entreprises et les droits de l’Homme qui s’est tenu Genève, Jean-Louis Zeien, président de l’Initiative pour un devoir de vigilance, a eu l’occasion de discuter de « l’affaire Halabja » avec l’avocat américain. Zeien voit là un « cas emblématique ». La transposition de la directive européenne sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (CSDDD selon le sigle anglais) est discutée ces semaines-ci à la Chambre. Le consortium d’ONG présidé par Zeien milite pour une inclusion du secteur financier dans la loi luxembourgeoise sur le devoir de vigilance. Ce que le conseil de l’UE a exclu dans la directive. Selon la mouture retenue par le législateur européen, une banque ne saurait être tenue responsable des atteintes aux droits humains consécutives à un prêt qu’elle a consenti. « Il nous faut une approche dite des secteurs à risque », à savoir la finance et l’industrie militaire, explique Jean-Louis Zeien. « Ne pas les inclure serait en contradiction fondamentale avec les principes directeurs des Nations unies en matière droits humains et entreprises », poursuit-il. La Commission Justice et Paix Luxembourg organise la semaine prochaine une conférence « Industrie des armes, biens et services à double usage : business firts ? »*. Des experts d’Amnesty International attireront l’attention sur des groupes, comme SES, qui vendent à la fois des services civils et militaires. Les satellites luxembourgeois permettent la diffusion d’une émission pédagogique, mais aussi de guider un drone en charge d’exécuter une cible.

*Le 14 janvier au Centre Jean XXIII, rue Jules Wilhelm à Luxembourg

Pierre Sorlut
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