La grande expropriation de 1961 comme traumatisme originel des propriétaires fonciers. Une documentation

Kirchberg année zéro

d'Lëtzebuerger Land du 03.09.2021

Il y a soixante ans, le 16 août 1961, la loi relative à la création du Fonds d’urbanisation et d’aménagement du plateau du Kirchberg (Fuak) était publiée au Mémorial. Pourtant, l’anniversaire n’est pas célébré. Peut-être parce que l’origine de la ville nouvelle est considérée comme vaguement honteuse. L’urbanisation du plateau marque la plus vaste opération d’expropriation foncière depuis la vente des biens nationaux en 1797. Dans Fuak – Histoire d’un mal aimé, son ancien président, Fernand Pesch, constate que « dès sa naissance, le Fuak se voyait confronté à une adversité quasi-généralisée dans certains milieux de la population. » Cette hostilité aurait poursuivi l’établissement public « durant des décennies », et Pesch dit la comprendre : « Le respect de la propriété privée a toujours été considéré par les Luxembourgeois, essentiellement d’origine agraire, comme ‘sacré’ ». Dans les sixties, les champs maraîchers du Kirchberg se transformèrent en champ de bataille judiciaire et symbolique. D’un côté, le rêve technocratique d’un urbanisme d’État « moderne » et « efficace » (donc monofonctionnel) ; de l’autre, le cauchemar des propriétaires qui s’estimaient victimes d’une « Umsiedlungsaktion » menée avec « une violence dictatoriale ».

Le gouvernement luxembourgeois saute le pas en 1961 et décide de s’assurer la mainmise sur le foncier : 360 hectares de terrains, soit quasiment l’ensemble du plateau du Kirchberg. Dans un pays marqué par l’atavisme terrien, ce fut un acte inouï de volontarisme foncier. À relire les débats parlementaires du 13 juillet 1961, on est frappé que l’expropriation ne déchaîna guère les passions des députés. Dans son avis, le Conseil d’État avait rappelé l’impératif d’« empêcher les spéculations immobilières qui seraient la suite de la création d’une voie d’accès de communication directe avec la capitale ». Ce serait à la collectivité de « profiter de la plus-value immédiate résultant des travaux qu’il exécute et qui sont à sa charge ».

L’exposé des motifs cite un ancien avis du Conseil d’État : « Il n’est que juste que l’Administration, qui a créé la plus-value, en profite et que les propriétaires ne s’enrichissent pas à son détriment. » Et de donner la couleur : Il faudrait « récupérer une partie de la dépense » en revendant « l’excédent de terrains ». En 1961, cela apparaissait comme une évidence aux décideurs politiques : Il fallait empêcher que les investissements publics soient captés par les propriétaires privés sous forme de plus-values foncières. Pour libérer la capitale de son statut de bourgade de province, le gouvernement était prêt à jeter un pont de 350 mètres au-dessus du Pfaffenthal et à construire une autoroute, sinistrement moderne, sur le Plateau. Mais il refusait catégoriquement que ces 400 millions de francs investis finissent par transformer des familles de maraîchers en grandes fortunes foncières. La solution retenue fut radicale : L’État s’appropriait leurs terrains contre « une juste indemnisation ».

Pour justifier le caractère d’« utilité publique » de l’expropriation, le gouvernement n’avança pas seulement la création d’une « base matérielle pour sa politique du siège [européen] », mais également le besoin de construire « un grand nombre de lotissements destinés à des habitations privées » : « La mise à disposition d’une superficie importante aux particuliers mettra un frein énergique à la hausse excessive des terrains à bâtir situés sur la périphérie de la ville et contribuera dès lors à l’assainissement du marché immobilier ».

Du barrage d’Esch-sur-Sûre à l’aéroport du Findel, en passant par le port de Mertert, les grands projets d’infrastructure de l’après-guerre avaient nécessité quelques recours à l’expropriation. Mais l’intervention au Kirchberg fut d’une autre ampleur ; elle exprima une nouvelle stratégie foncière. Certains députés chrétiens-sociaux s’interrogèrent timidement sur la nécessité d’exproprier 360 hectares, alors que d’évidence cette surface gigantesque excédait de loin les besoins immédiats et futurs. (Même aujourd’hui, les institutions européennes n’occupent que 80 hectares du plateau.) Le rapporteur du projet de loi, Camille Linden (DP), présenta cette échelle comme « la seule praticable et équitable » pour « enrayer toute spéculation particulière » et « stabiliser le marché immobilier ». Et de rassurer : « Les propriétaires actuels ne seront nullement frustrés et auront la certitude d’une part d’une juste et préalable indemnisation, et d’autre part la possibilité, primo de s’arranger avec l’administration […], et secundo, en cas de non-arrangement, d’exercer leur recours en bonne et due forme devant les tribunaux compétents. »

Les députés socialistes voyaient déjà des spéculateurs immobiliers à l’œuvre. « D’Spekulanten hunn sech dra gemëscht », s’écriait ainsi Nic. Biever (LSAP) lors du débat parlementaire. Il ne faudrait pas « les laisser faire, well soss ass et eriwwer ». L’ancien ministre et notable socialiste Victor Bodson critiquait la lenteur administrative : « On aurait dû aller plus vite. Malheureusement, il y a eu un retard extrêmement regrettable, mais précisément l’État laisse une très large marge à la spéculation ». Le Premier ministre Pierre Werner (CSV) intervint et tenta de rassurer : « L’administration n’aura pas à ratifier les prix de spéculation. »

Certains députés de droite, dont Jean Winkin (CSV), s’inquiétaient de ce que l’expropriation du plateau du Kirchberg allait constituer « un précédent pour d’autres réalisations futures ». Rétrospectivement, il apparaît comme ironique que les seuls à avoir voté contre l’expropriation aient été les communistes. Le député Dominique Urbany trouvait que l’urbanisation du Kirchberg revenait trop chère, et puisa dans la vulgate populiste de l’argent du contribuable… « an d’schaffend Vollek muss blechen ». Sept ans plus tard, le leader du KPL revenait à la charge, cette fois-ci pour critiquer « une enclave internationale ou européenne ici sur notre territoire luxembourgeois ».

L’État payait 330 000 francs l’hectare aux propriétaires, une somme à laquelle pouvaient s’ajouter une « indemnité pour perte de revenu » et une autre pour « valeur morale », le tout cumulant à quelque 660 000 francs. En octobre 1964, l’architecte-urbaniste de l’État, Henri Luja, expliquait au Land que ce montant, qu’il désignait de « relativement élevé », ne serait accordé qu’aux propriétaires exploitant leurs terres. « Si le propriétaire du fonds ne cultive pas lui-même sa terre, s’il la laisse en friche ou n’en tire profit qu’en la cédant à fermage, il n’aura droit qu’à la valeur du terrain nu estimée actuellement à 330 000 francs l’hectare ». Par rapport aux prix qui se payaient alors dans les prés de Merl, à l’autre bout de la Ville, ces montants devaient paraître ridicules : « Un hectare ici pour trois ares là-bas, voici la justice néo-luxembourgeoise », commentait le Land au printemps 1962.

Tout au long du XXe siècle, le plateau solitaire du Kirchberg avait servi de surface de projection aux urbanistes. En 1905, le consortium financier Omnium proposait d’y construire un gigantesque Casino supposé attirer la haute société européenne et transformer la Ville de Luxembourg en nouveau Monte Carlo. En 1943, l’occupant nazi y projetait une « Stadtlandschaft » teutonique pour 100 000 colons du « Altreich », le tout centré autour d’un gigantesque « Kreisforum » servant à des défilés propagandistes. En 1961, le gouvernement luxembourgeois rêvait d’un « district entier d’administration européenne ». Le ministre des Travaux Publics, Robert Schaffner (DP), fit l’éloge du « magnifique esprit de pionnier » et tira un parallèle avec la le pont Adolphe et la naissance du plateau de la Gare « avec ses terrains vierges ». « Pour une fois la possibilité nous est offerte de faire une grande œuvre d’urbanisation », conclut Pierre Werner le débat parlementaire.

« Als Planer finde ich, dass die Enteignung auf Kirchberg eine der fortschrittlichsten Handlungen einer luxemburgischen Regierung war », s’enthousiasma l’architecte-urbaniste Guillaume (Will) Erpelding en mars 1965 dans les colonnes du Land. « Hier lassen sich nun nach allen Regeln der Kunst, nach den letzten Erkenntnissen des Städtebaus, Planungen zum Nutzen der Allgemeinheit ohne äußere Schwierigkeiten verwirklichen. » Puis, de s’aventurer sur une pente glissante : « Wenn wir das Verhältnis vom Nutzen für dreihunderttausend Luxemburger zu den paar Besitzern betrachten, stellt sich kaum noch die Frage zu wessen Gunsten wir die Demokratie auslegen sollen. »

Les propriétaires étaient les grands absents de ces rêves technocratiques de 1961. S’ils font de brèves apparitions dans les discours politiques, c’est en tant qu’abstractions : tantôt comme « spéculateurs » à surveiller et à punir, tantôt comme anachronismes qu’il suffira de « raisonnablement » indemniser. Le Kirchberg était le potager de la Ville, des légumes et des choux blancs y étaient cultivés, et on y fabriquait de la choucroute. En 1932, le feuilletoniste Batty Weber livrait ses impressions d’une promenade dominicale : « Autour des maisons s’étendent les champs de terre brune, aussi loin que porte le regard, et on croit qu’il est impossible que cette étendue de terre soit travaillée par quelques personnes qui vivent dans des fermes éparpillées ». À un pays qui se voulait moderne, ces maraîchers devaient apparaître comme des survivances d’un monde révolu. Soixante ans plus tard, on aurait plutôt tendance à voir dans leurs réseaux courts de commercialisation et de distribution un modèle de résilience alimentaire.

En 1962, les propriétaires du Kirchberg partent à la contre-offensive. L’histoire aura finalement peu retenu de leur révolte. On en retrouve quelques traces éparses dans la monographie Kirchberg 1961-2001 d’Ina Helweg-Nottrot. Un ancien inspecteur du ministère des Travaux Publics s’y remémore une « petite anecdote » : « Un jour où j’étais au Kirchberg pour prendre des photos, le propriétaire m’a poursuivi avec sa fourche. Heureusement, mon chauffeur avait ouvert les portières de la voiture, et nous avons pu partir vite. »

Dans une série d’articles parus au printemps 1962 dans le Land, l’essayiste Marcel Engel fustigeait une « bäuerliche Ausrottung » : Les maraîchers seraient « bis in den Lebenskern getroffen ». Il s’en donne à cœur joie de styliser le conflit du Kirchberg en Grande Jacquerie : « Die Bauern, die zum Angriff blasen gegen die Vögte, haben als Losung ein scharfes Kampfwort gewählt : Auf gegen die Feinde, die unsern Stand ausrotten, die unsere Hütten und Herden zerstören ! » Mais, sur le fond, son argumentaire restait prosaïque : Pourquoi refuser aux paysans du Kirchberg ce qu’on accordait aux paysans de Merl et de Strassen, demande-t-il, à savoir « den stetig steigenden Wertzuwachs selbst einheimsen für sich und ihre Kinder ». Ce qui choquait particulièrement le lobby des paysans, c’est que l’État revende les terrains du Kirchberg aux privés, et s’arroge ainsi des « gains de spéculation » sur le dos des paysans. Pour financer les infrastructures publiques, l’État se serait transformé en « agent immobilier », critiquait le Lëtzebuerger Bauer. « Il faut s’opposer par tous les moyens à l’introduction de pareille morale dans les affaires de l’État. Même dans les pays communistes, on n’a nulle part procédé avec une telle insolence ».

Entre sa création et aujourd’hui, le Fuak a vendu 81,3 hectares de terrains en pleine propriété, soit 22 pour cent de sa réserve historique. Une manne qui a permis de financer les lourds travaux d’infrastructures. Cette lente liquidation du stock foncier aura également fait le bonheur de la Deutsche Bank, d’EY, de KPMG, d’Arendt & Medernach ou encore de RTL-Group qui ont pu lancer des promotions immobilières sur des anciens champs de maraîchers. Le Fuak a renoncé à cette pratique mercantiliste, et mise désormais sur les bails emphytéotiques et les droits de superficie (27 hectares des terrains sont actuellement loués). Il s’agirait de lutter contre la spéculation et « conserver sa ressource foncière » sur le long terme, lit-on dans le rapport annuel de 2019. (Cette année-là, le Fuak a collecté 108 millions d’euros en loyers.) Au bout de soixante ans, le Fuak dispose encore de 57 hectares de terrains mobilisables, principalement situés dans la partie du Kuebebierg, perché au-dessus de Dommeldange.

Les propriétaires de 1961 se présentaient comme victimes collatérales du « Vater Staat » et de son « arbitraire inouï ». Mais ils devaient d’abord désamorcer le soupçon d’être des méchants spéculateurs. Par une lettre ouverte publiée dans le Wort en mars 1962, ils s’introduisent comme « citoyens pacifiques et attachés aux traditions », de braves Luxembourgeois « sans prétentions » : « Wir Kirchberger wohnen seit Menschengedenken zufrieden auf unserm Plateau, nicht anders bekannt als ehrsame Leute, die nicht nur ihr Leben machten, sondern durch gesunden Sinn, Fleiß und Sparsamkeit ihre Existenzmöglichkeiten zu verbessern und ihren Besitz nach bestem Können zu bewirtschaften suchten. » À peine vingt ans après l’Occupation nazie, les propriétaires se revendiquent de la tradition, encore récente mais déjà mythique, de la Résistance : « Dass aber ein guter Luxemburger Diktaturgewalt mit Resistenz erwidert, ist ja rühmlich bekannt. » Or même ces propriétaires récalcitrants avaient intégré l’idée que la valorisation de leurs terrains était tributaire des infrastructures publiques : comme compromis, ils proposaient donc au gouvernement l’introduction d’une « Wertzuwachssteuer ».

Deux ans plus tard, en octobre 1964, le Land critique « die wenigen Kleingrundbesitzer, [die] plötzlich den Wert ihres verwahrlosten Gartenstückes ins Unendliche steigen sahen » et critique « die berufsmäßigen Bodenspekulanten – die, wie es sich in ihrem Gewerbe ziemt, schon frühzeitig von dem Bauprojekt Wind bekommen hatten und größere Summen auf dem Kirchberg festfrieren ließen ». Le « Groupement d’intérêts Kirchberg » exigera un droit de réponse. Les propriétaires y jurent que la zone à exproprier appartiendrait à « alteingesessene Bauernfamilien und Eigentümer ». Les « Güterspekulanten » ne seraient apparus que sur le tard, après l’annonce de l’urbanisation, et rachèteraient désormais les rares parcelles situées en-dehors du périmètre exproprié, déboursant jusqu’à 2 millions de francs l’hectare. Que le Fonds Kirchberg ait « généreusement » proposé aux jardiniers de se réinstaller (les lésés parlent de « Umsiedlungsaktion », un terme aux connotations funestes) à proximité de la station d’équarrissage de Hunsdorf, n’arrangeait pas les choses. La corporation des équarisseurs (« Abdecker ») comptait historiquement parmi les groupes plus marginalisés.

Il faudra plus de treize années au Fuak pour conclure les 137 transactions et rassembler 362,54 hectares. Pour un cinquième des terrains, les propriétaires furent finalement expropriés. La majorité se résigna donc à accepter l’offre de l’État. On peut suivre ce lent assemblage du puzzle foncier dans la presse de l’époque. En avril 1962, l’État n’avait réuni que 38 hectares, dont une grande partie appartenait à une Sœur carmélite originaire du Kirchberg (eine « wohlhabende Bauernerbin », écrivait alors le Land) à laquelle la mère supérieure aurait recommandé de vendre.

La loi spéciale de 1961 était censée rendre « plus expéditive et plus efficace » la procédure d’expropriation au Kirchberg. Le législateur pensait ainsi se libérer du carcan de la loi sur les expropriations de 1859. Empreinte de l’esprit libéral et propriétariste de l’époque, elle était surtout hyper-procédurière. En 1978, le député social-démocrate Henry Cravatte la décrivait comme « un terrain d’exercice pour des juristes sagaces, rompus à l’art de fendre les cheveux en quatre et de déceler des nullités de procédure ». La loi spéciale de 1961 tentait de faciliter la procédure en introduisant un article garde-fou : « Aucune nullité pour vice de forme ne pourra être opposée sauf s’il est justifié que l’inobservation de la formalité même substantielle aura eu pour effet de porter atteinte aux intérêts de la partie qui l’invoque. »

Or, la loi se révéla être mal-ficelée et les refuzniks du Kirchberg trouvèrent leur avocat franc-tireur en la personne de Max Baden. Celui-ci réussit à faire échouer des procès « à cause d’une virgule mal placée », se rappellera, non sans un certain respect, un ancien inspecteur du ministère des Travaux Publics. En 1968, le Land évoquait un « Rattenschwanz von Prozessen », plus motivés par « le sens des affaires que par l’amour de la justice ». (En même temps, le Land restait sceptique par rapport au principe même de l’expropriation : « Ein Enteignungsverfahren kann einen Menschen zur Verzweiflung treiben. Deshalb war auch zu allen Zeiten die Enteignung ein Attribut totalitärer Staaten : Hitler enteignete rücksichtslos Juden und Umgesiedelte, politische Gefangene und Geisteskranke. Nasser und Ben Bella enteignen am laufenden Band. »

Une avalanche de procès ensevelissait les tribunaux. « Les juridictions ont eu tendance à interpréter restrictivement les dispositions nouvelles dérogatoires », se plaignait le député LSAP, Adrien van Kauvenbergh, en juin 1968. Son collègue Nic Mosar (CSV) évoquait quelque 83 hectares du plateau de Kirchberg pour lesquels des litiges seraient toujours en cours. « Pour mettre fin à toutes les controverses possibles », le gouvernement tenta de rectifier le tir en juin 1968. Les débats à la Chambre furent très techniques, et entièrement dominés par les juristes. Seul le syndicaliste Marcel Schlechter (LSAP) osa quelques réflexions de principe : « D’Zäit vun haut verlaangt awer en Ëmdenken an der Gestaltung vum Eegentum a vum Eegentumsrecht u Grond a Buedem ». Le futur ministre des Travaux Publics en appela vaguement à une « nouvelle et saine politique foncière ».

Dès avril 1962, le Land qualifiait le siège européen de « Wunderplan » et de « chimère ». Six ans plus tard, il constatait que Bruxelles avait remporté la course : « Der Traum von der Europahauptstadt ist ausgeträumt ». La majeure partie des institutions avaient pris leurs quartiers permanents dans la capitale belge. Aux yeux des politiciens autochtones, la perspective du Luxembourg comme « district fédéral », avait suscité autant d’euphorie que d’angoisses. En 1980, The Economist revenait sur les appréhensions identitaires d’une « invasion européenne » et d’une « Überfremdung » : « Les adversaires de la centralisation, issus pour la plupart des cercles conservateurs, craignaient surtout le trop fort apport d’étrangers au pays. Que la centralisation du siège de la Communauté à Luxembourg, avec un afflux prévisionnel à l’époque de 3 000 à 4 000 fonctionnaires étrangers, conduirait à ‘étouffer le particularisme national’. »

Le motif principal de l’expropriation semblait désormais caduc. Le Land se moquait ouvertement de l’architecte-urbaniste de l’État, Guillaume Erpelding, qui avait détaillé à la Revue ses visions d’« une skyline [au Kirchberg], c’est-à-dire une silhouette agréable s’érigeant vers le ciel – une sorte de Mini-Manhattan ». Les institutions européennes n’auraient pas besoin d’autant de bureaux, rétorquait le Land : « Man muss tatsächlich fragen, ob es von ‘öffentlichem Nutzen’ ist, Wohnraum zu planen für 10 000 Personen, während augenblicklich und auch auf lange Sicht keine brennende Nachfrage besteht. »

Le deuxième boost du Kirchberg débute par un coup de frayeur. Quand, à la fin des années 1980, la Deutsche Bank signe une option pour racheter l’immeuble Neuberg, les responsables politiques sentent instinctivement que cela ne présage rien de bon. L’ancien Premier ministre Jacques Santer (CSV) se rappelle sa peur que « si on laissait faire, la Grand-Rue finirait détruite du début à la fin ». Il aurait convaincu Ekkehard Storck, le CEO de la Deutsche Bank Luxembourg, de s’établir en pleine pampa, sur le boulevard Konrad Adenauer. Inauguré en 1991, le palais pimpant de la Deutsche Bank (avec ses huit mini-coupoles, il ressemble à un village touareg) déclencha une migration de masse vers le Kirchberg. Jacques Santer dit avoir été confiant que « l’esprit grégaire des banques » allait jouer : « C’est-à-dire, là où l’une s’installe, les autres suivent ».

Dans le conscient collectif des propriétaires, la conquête du Kirchberg a laissé des traces indélébiles. Pour de nombreuses familles paysannes, elle confirmait la croyance ancestrale que l’État, c’était l’ennemi. « C’est un autre groupe sanguin, expliquait l’urbaniste Christine Muller récemment au Land. Vendre à l’État, c’est quelque part être traître, c’est passer un pacte avec les ‘communistes’. Pour de nombreuses familles, cela reste inconcevable ». Jacques Santer se rappelle avoir conduit en 1968 le Premier ministre à une réunion électorale à Neudorf. Des propriétaires lésés du Kirchberg attendaient Pierre Werner devant la porte du café, « et il avait toutes les peines d’entrer dans la salle… Dat war décke Kaméidi. » Santer loue le « courage » des décideurs politiques de l’époque et rappelle que « parmi les réclamants, il y avait beaucoup de gens de mon parti… »

La genèse du Fuak provoquait un malaise jusqu’au sommet de celle-ci. Dans ses mémoires, Fernand Pesch évoque brièvement son rapport ambigu aux « antécédents » de l’établissement public qu’il présida entre 1982 et 2004. Issu d’une famille paysanne, « où le respect et la protection de la propriété privée ont toujours été considérés comme l’un des droits fondamentaux du citoyen », il se serait senti « émotionnellement solidaire » des gens qui avaient « crié leur indignation et leur colère » face aux « iniquités voire aux injustices ». Mais Pesch admet aussi qu’« objectivement », la décision gouvernementale de 1961 avait « ouvert une perspective d’une portée extraordinaire ». En juillet 2020, la vente de quatre hectares de terres labourables sur le Laangfur, un des rares coins du plateau Kirchberg à ne pas avoir été expropriés en 61, avait fait entrevoir une histoire alternative de l’urbanisation du Kirchberg. Le promoteur Nico Arend et la holding de Lalux ont déboursé 180 millions d’euros pour racheter le terrain à deux lointains descendants d’un maraîcher : une nouvelle dynastie rentière naissait ainsi ex-nihilo.

Dans les années 1950-1960, plutôt que d’affronter les grands et petits propriétaires privés, le gouvernement avait préféré raser 250 hectares de forêts pour y installer les usines de Dupont de Nemours, Delphi et Goodyear. Un rappel de la vente de la forêt communale de Belval (90 hectares) aux sidérurgistes allemands en 1909. Dictée par la politique du siège, la constitution d’une énorme réserve foncière au Kirchberg marqua une rupture, et rappelle la « démocratie autoritaire » de Singapour dont quasiment l’ensemble du territoire était passé en possession de l’État entre 1965 et 1988. Mais bien que le gouvernement et les communes luxembourgeoises créeront des zones industrielles dans les années 1970-1980, une intervention à l’échelle orgueilleuse du Kirchberg ne se reproduisit plus.

Le géographe à l’Uni.lu, Markus Hesse, voit dans l’expropriation « un fétiche » du débat politique luxembourgeois : « Die Fraktion pro-Eigentum will Angst machen, die Gegenseite ruht sich auf dieser Forderung aus, von der sie wissen, dass sie nie oder nur sehr selten kommen wird. » Pourtant, le cadre normatif n’est pas plus restrictif au Luxembourg qu’il ne l’est en France ou en Belgique. Ce sont plutôt les juges qui se montrent plus sévères. En février 2003, la Cour constitutionnelle avait ainsi gelé toutes les expropriations. Les magistrats avaient fait une lecture « très étroite » (ou très propriétariste) de l’article 16 de la Constitution : « Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique, dans les cas et de la manière établis par la loi et moyennant une juste et préalable indemnité ». Ce « préalable » posa problème : Jusque-là, l’État luxembourgeois s’en accommodait facilement, en consignant une indemnité provisoire, dans l’attente des avis d’experts et du verdict des juges, qui tombaient quelques années plus tard. Alors que les constitutions française et belge comportent le même passage, le Conseil constitutionnel à Paris et la Cour d’arbitrage à Bruxelles en ont toujours fait une lecture très flexible. Les juges luxembourgeois collaient, eux, au sens littéral du texte : Le paiement intégral devait précéder l’envoi en possession du bien exproprié. Point barre. Dans la pratique, ils rendaient ainsi impossible toute expropriation.

La Chambre des députés réagit quatre ans plus tard : Elle biffa tout simplement le mot « préalable » de l’article 16 de la Constitution. Le débat parlementaire fut dépassionné et technique : Il fallait maintenir la possibilité de l’expropriation, quitte à ne l’appliquer que dans les cas « urgents » et « exceptionnels ». Un consensus partagé par le Conseil d’État qui avait souligné dans son avis que « la notion de propriété n’a plus la signification exclusive et sacrée qui lui fut réservée au XIXe siècle. » Dans un article publié l’année suivante dans Pasicrisie luxembourgeoise, Georges Ravarani, alors président de la Cour administrative, ne cacha pas son amertume : « Le pouvoir politique a saisi le taureau par les cornes. Selon un scénario bien rodé, consistant non pas à changer la loi pour l’adapter à la Constitution, mais à adapter la Constitution à la loi – quoi de plus naturel dans un pays qui change la Constitution trois fois par an. »

En avril 1962, le Wort s’inquiétait que le critère d’« utilité publique », justifiant l’expropriation, pouvait désormais être interprété de manière « aussi élastique ». Soixante ans plus tard, l’utilité publique est régulièrement reconnue pour la construction de routes et de rails ; mais elle n’est jamais invoquée pour la construction de logements publics. En France, la notion a été étendue tout au long du XXe siècle pour recouvrir la construction de logements pour familles nombreuses (1935), la rénovation urbaine (1958) ou la constitution de réserves foncières en prévision de l’extension d’agglomérations (1967). Au Luxembourg, aucun parti politique semble vouloir se brûler les doigts en soulevant cette question.

Bernard Thomas
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