Ces scandales financiers qui n’ont pas fait scandale au Luxembourg

Feu sans fumée

d'Lëtzebuerger Land du 31.05.2019

Sur le terrain luxembourgeois, la mécanique des scandales financiers semble se gripper. Les affaires impliquant Investors Overseas Services (1970), Banco Ambrosiano (1982) ou BCCI (1991) ont fait pschitt au Grand-Duché, bien qu’elles aient toutes été liées à sa place bancaire. Pourtant, il y aurait eu matière à récit : flamboyants affairistes américains, narcodollars colombiens, un « banquier de Dieu » suicidé sous un pont londonien. À la fin de sa présentation, l’historien à l’Université du Luxembourg Benoît Majerus lançait deux hypothèses de travail sous forme d’interrogations : « Des arènes publiques de scandalisation existent-elles dans des sociétés de si petite taille ? La scandalisation amenée par l’extérieur conduit-elle un groupe social à refuser la scandalisation en interne ? »

Ce lundi, une douzaine d’historiens des universités du Luxembourg, de Lausanne et de Nanterre étaient réunis à Belval pour sonder l’anatomie des scandales financiers. L’initiative de constituer ce groupe de travail (qui devrait déboucher sur un colloque ou une publication) avait été lancée par le C2DH (prononcer à l’anglaise : « Si-tou-di-aitch »). Une manière pour le centre de recherche interdisciplinaire de persister dans son ambition d’étudier l’histoire de la place financière. Et ce malgré deux refus de financement consécutifs, essuyés de la part du FNR concernant un projet de recherche qui aurait dû englober la Kredietbank, la Bourse de Luxembourg et la Banque européenne d’investissement.

Benoît Majerus a présenté les premiers résultats de ses visites aux archives de la CSSF, ouvertes depuis décembre 2015 aux chercheurs. Il en a tiré une analyse du traitement médiatique de la faillite d’Investors Overseas Services (IOS), une holding incorporée au Panama et dirigée par Bernard Cornfeld. Dans les sixties, cet homme d’affaires américain, friand de Rolls, de cigares et de top models, était le grand prophète du « people’s capitalism ». Il commercialise ses fonds d’investissement à travers le monde, y compris au Luxembourg, où quelque 4 000 personnes investiront leur épargne dans ces soi-disantes « Volks-Aktien ». Le plus important fonds de l’IOS, l’International Investment Trust, était domicilié dès 1961 auprès de la Banque internationale à Luxembourg. À partir de 1965, deux banques maison de l’IOS s’établiront au Grand-Duché, dont une – chargée du service clients – prendra siège au 16A avenue de la Liberté, en face du palais de l’Arbed.

En 1970, l’empire de Bernie Cornfeld s’effondre comme un château de cartes. Dans l’espace de quelques semaines, les actions perdent plus de deux tiers de leur valeur. Robert Vesco, le nouveau dirigeant fêté comme le sauveur de l’IOS, plumait ce qui restait à plumer. Il passera le restant de sa vie en cavale, entre Costa Rica, les Bahamas, Antigua, Nicaragua et Cuba, toujours sous la protection, fortement monnayée, des autorités respectives.

L’affaire IOS sera la première apparition « center stage » de la place financière luxembourgeoise dans la presse allemande. Alors que Le Monde et The Guardian s’intéresseront assez peu à la fonction assurée par la juridiction luxembourgeoise dans la tentaculaire IOS, ce sera Der Spiegel qui citera dès mai 1970, le Grand-Duché – aux côtés des Antilles néerlandaises, du Panama et du Liechtenstein – comme une des principales « Steueroasen » de la toile tissée par Cornfeld. Dans un papier paru en 1979 dans Der Aktionär, article soigneusement découpé et conservé dans les archives de la CSSF, on note : « Das Großher-
zogtum ist reich an Eisenerzen, Wild und vor allem Wildschweinen, aber arm an Wertpapiergesetzen. » C’est la lente émergence du Luxembourg en tant que « marque » sulfureuse, propice à la vente de journaux. (En 2014, Le Consortium international des journalistes d’investigation baptisera ainsi ses recherches « Luxleaks » et non « PWC-Papers ».)

L’histoire, largement refoulée, de l’IOS apparaît comme un préambule honteux au glorieux démarrage de l’industrie des fonds, vingt ans plus tard. « Pourquoi cet écroulement n’est pas devenu un scandale au Luxembourg ? », demande Majerus. Tous les éléments semblaient réunis : montée et chute d’un excentrique financier, petits épargnants laissés sur le carreau, un député dans le rôle du commercial crédule, implication de la plus ancienne banque luxembourgeoise…

Alors que l’IOS sombre, c’est le calme plat dans la presse luxembourgeoise. Majerus note ainsi qu’après son établissement au Luxembourg, l’IOS devient « un annonceur régulier ». Le Luxemburger Wort publie ainsi une publicité pleine page vantant les rendements des fonds IOS. Alors que les signes d’un écroulement imminent étaient déjà clairement perceptibles, l’édition luxembourgeoise du Républicain Lorrain vantera « une institution bancaire-financière éminemment solide à réputation excellente ». Mais il est malaisé de conclure à partir de ces annonces et publireportages (non marqués comme tels) à une vénalité de la presse, qui avait par exemple caractérisé la Troisième République et dont on retrouve la description dans Bel-Ami de Maupassant. Quelques mois après son article dithyrambique, le Répu se révélera être le titre luxembourgeois le plus coriace dans sa couverture de la débâcle IOS.

Avant de pénétrer un nouveau marché, IOS s’y assurait les services d’hommes politiques, prêts à s’en porter garants. Au Luxembourg, la commercialisation sera notamment assurée par l’ancien chef d’état-major de l’armée, Robert Winter, ainsi que par Émile Krieps, député libéral et ancien lieutenant-colonel. En mai 1970, le Tageblatt thématisait, de manière ironique, le rôle joué par les ex-militaires : « Die IOS-Sparer können beruhigt sein. Die Luxemburger Colonels a.D. stehen Wache vor den IOS-Tresors. » Or, s’étonne Majerus, ces éléments d’une scandalisation politique disparaîtront complètement du discours médiatique par la suite.

Alors que la commercialisation des fonds IOS est interdite dès 1956 en France, 1967 aux États-Unis et 1969 en Allemagne, le régulateur luxembourgeois n’y verra que du feu. Le Land évoquera une « IOS Krise », mais tentera de rassurer ses lecteurs. Les raisons en seraient « plus générales » et refléteraient la chute des cours à Wall Street. Après le crash d’IOS, le Wort tentera de « dé-scandaliser » l’affaire, se concentrant sur la « zügige Abwicklung » sous des titres lénifiants comme : « Neue Erfolge zu verzeichnen ». Quant au Journal, il fera de son mieux pour passer sous silence une affaire embarrassante pour un de « ses » députés.

« Il faut préserver la poule aux œufs d’or », résume Malik Mazbouri, historien à l’Université de Lausanne, lors du workshop de ce lundi. Les journalistes s’opposant à un consensus « socialement fort et juridiquement armé » prendraient le risque d’un procès. Un autre participant tire une parallèle avec le journalisme sportif. Il aura fallu attendre des médias généralistes pour lever le tabou du doping auquel la presse spécialisée n’avait jamais osé toucher.

D’un point de vue publiciste, les grands scandales financiers ont tous été des produits d’importation. Rédactions en sous-effectif chronique, dépendance vis-à-vis d’une poignée d’annonceurs, familiarité avec les représentants patronaux et politiques ; par beaucoup d’aspects, la presse nationale luxembourgeoise ressemble à la presse locale des grands pays. Dans Sociologie du journalisme (La Découverte, 2013), le politiste français Érik Neveu en esquissait les contraintes, citant un correspondant de La Presse de la Manche : « Nous, on peut pas se permettre de faire la politique de la terre brûlée. […] On peut pas dire on vient, on fait un coup, on est content de notre papier et puis on se casse. […] Nous, on a forcément un journal un peu plus consensuel. »

L’affaire IOS, qui avait touché environ trois pour cent de la population active, ne sera jamais discutée à la Chambre des députés. La fraîchement créée Union luxembourgeoise des consommateurs (ULC) collectera les plaintes et les déposera auprès du Commissariat au contrôle des banques. Plutôt qu’une confrontation, l’ULC cherche donc la coopération avec les instances officielles, elle aide à canaliser la colère. Si aucun mouvement de créanciers ne s’est formé au Luxembourg, ce serait l’effet du « shaming des victimes », estime Majerus. Certains des fonds de Cornfeld permettaient aux épargnants « dem Fiskus ein Schnippchen zu schlagen », rappelait ainsi le Tageblatt au lendemain de l’écroulement d’IOS. Le Land écrivait que le silence des lésés était une manière de se soustraire à la « Schadenfreude » des concitoyens.

Lors du workshop, Malik Mazbouri définit le scandale comme « une mobilisation large et plurisectorielle (milieux politiques, médiatiques, juridiques) mettant en cause une atteinte, supposée ou avérée, à un ensemble de normes ». Un scandale fait donc sauter l’entre-soi d’un milieu, ses mécanismes internes, l’omerta. Or, si un scandale est un processus de « dé-sectorialisation », quelles sont les forces de « re-sectorialisation » ? Ou, comment enterrer un scandale ?

Comme le rappelle Majerus, l’affaire IOS finit par déboucher tardivement sur une nouvelle réglementation qui soumettra les fonds d’investissement, distribués à partir du Luxembourg, à la surveillance du Commissaire au contrôle des banques. L’arrêté grand-ducal du 22 décembre 1972 sera « élaboré en étroite collaboration avec les banques locales » (dixit la Chambre de commerce). Sans surprise, l’approche retenue sera « light touch ». Il s’agirait, lit-on dans l’exposé des motifs, de donner « des lignes de conduite souples mais précises, qui permettent une évolution sans stériliser les initiatives les plus valables ». Plutôt que la protection des investisseurs, le Conseil d’État soulignera l’importance de « la protection du bon renom des places financières du Luxembourg ».

Partant du cas suisse, Thibaud Giddey, post-doc à l’Université d’Uppsala, souligne l’efficacité des « instances de contre-mobilisation » dans la résolution des scandales. Il évoque les associations de banquiers et commissions mixtes où se définissent les normes. (Au Luxembourg, le Haut comité de la place financière, chargé de l’élaboration de nouveaux produits financiers destinés au marché international, est le centre de gravité de cet espace mi-public mi-privé.) Mais Giddey évoque également « l’intégration politique du monde paysan et ouvrier », le néo-corporatisme empêchant les syndicats à « jouer la carte du scandale » pour exister politiquement.

Au Luxembourg, l’OGBL et le LCGB ont longtemps soutenu tacitement le modèle d’affaires offshore. Dans un avis publié en 1989, le Conseil économique et social (CES), cet « organe central et permanent du dialogue social », conseillait de copier les Pays-Bas et ses largesses fiscales : « Il suffira d’aménager, de façon concertée, quelques dispositions spécifiques pour stimuler, à Luxembourg, la création, de facto, de sociétés de participation et de holdings, de groupes, sociétés qui ont tendance actuellement à s’implanter à l’étranger. » Les « tax rulings », estimait le CES, devraient devenir un des principaux « piliers » de ce nouvel ordre fiscal. Le « corporatisme compétitif » avait intégré très tôt l’impératif de la concurrence mondialisée qu’il justifiait par une forme de transsubstantiation sociale-démocrate : taxer très peu une très grande masse de capitaux pour financer l’État social luxembourgeois.

Mais il y a un autre facteur, plus structurel, qui cimentait ce remarquable consensus autour de la place financière : la souveraineté (et ses niches) cautionne la prospérité qui, à son tour, garantit la souveraineté. Toute critique venue de l’extérieur était illico réinterprétée en expression de la malveillance et de l’impérialisme des « grands », forcément jaloux. Dans cette logique, la petitesse, en elle-même, donne carte blanche au « anything goes ». En 2014, l’ancien ministre des Affaires étrangères et de l’Économie, Jacques F. Poos (LSAP), expliquait ainsi que des sanctions contre l’Afrique du Sud n’auraient « absolument rien changé à la situation ». Car aux yeux du régime raciste de Pretoria, le Luxembourg aurait été « aussi important qu’une puce sur le dos d’un éléphant ». Le Grand-Duché au-dessus de tout soupçon et en-dessous de toute critique.

Pour l’historien, les scandales financiers agissent comme un révélateur, une fenêtre s’ouvrant sur un microcosme normalement fermé. Ils génèrent une diversification des sources historiques, au-delà de la presse spécialisée (souvent docile) et des archives internes (souvent inaccessibles) : coupures de presse, jugements de tribunaux, rapports parlementaires. Mais, rappellent certains des universitaires participant au colloque, dans un milieu où la confiance et la réputation sont des valeurs centrales, de fausses rumeurs, lancées par la concurrence, peuvent avoir des effets très néfastes et très réels. Il peut donc y avoir de la fumée sans feu, des scandales inventés. Or, au Luxembourg, on assiste souvent à l’inverse : un scandale qui ne crée pas de polémique, un feu sans fumée.

Au lendemain de « Luxleaks », le consensus a fini par voler en éclats et le Luxembourg a assisté à sa première mobilisation plurisectorielle autour d’un scandale financier. Le terrain à cette découverte de l’indignation avait été préparé par la crise de 2008, par l’austérité européenne, par l’explosion des inégalités. Mais il y a également des facteurs internes : la tripartite était morte quatre ans auparavant, l’État CSV venait de sombrer et la presse tentait timidement de s’émanciper de ses actionnaires. Le réflexe de défense nationaliste s’était amenuisé.

Bernard Thomas
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