Agences immobilières – un secteur coupe gorge

Cold calling

d'Lëtzebuerger Land du 17.07.2015

À la mi-juin, la filiale Limpertsberg de l’agence immobilière Remax invitait à une « soirée spaghettis aux truffes avec la présence exceptionnelle de Monsieur le Vice-Premier ministre Etienne Schneider ». Le Vice-Premier ministre tint parole et fit une apparition. Un traitement de faveur que ne lui pardonnent pas les autres agences. Sur la page Facebook de Remax Limpertsberg, on voit un Etienne Schneider souriant d’un air embarrassé à côté du directeur de l’agence muni d’un selfie stick. Elhorry Zunino, qui se targue d’avoir commencé à faire des selfies en 2004, a poussé jusqu’au bout la logique de la mise-en-scène et du marketing. Sur le canal Youtube de la Remax Limpertsberg, on voit Zunino et ses trophées de « meilleur agent », Zunino à Las Vegas, Zunino avec des bouteilles de Dom Pérignon, Zunino avec son mégaphone entonner à tue-tête des Happy birthday pour les anniversaires des employés freelance. Scroller à travers le fil d’actualité de la page Facebook de Remax Limpertsberg, c’est un peu comme regarder Glengarry Glen Ross revu par Paris Hilton. Zunino dit suivre une stratégie de « matraquage perpétuel pour rentrer l’information dans la tête des gens ». Chez les concurrents, cette ostentation d’arriviste prête à la dérision et provoque l’irritation et la jalousie. Mais au-delà de l’anecdotique, l’agressivité du marketing des nouveaux entrants sur le marché fournit un indice de l’exacerbation de la concurrence sur un marché largement dérégulé.

Chaque année, une centaine d’agences naissent et une centaine dépérissent. Chaque année, un demi-millier de nouveaux diplômés sort de la « formation accélérée » proposée par la Luxembourg School for Commerce qui donne accès aux professions de l’immobilier. (Rien que pour la première moitié de l’année, 475 personnes se sont inscrites.) Décidément, la profession connaît un boom alors même que le marché se refroidit. Il faut donc savoir se différencier, se montrer plus agressif que le concurrent. L’accord tacite du milieu qui voulait de ne pas démarcher les clients des autres ne tient plus. L’hantise de se faire piquer les clients par la concurrence explique que de nombreuses agences rechignent depuis peu à faire figurer l’adresse des objets en vente sur leurs annonces. Les agents sont embauchés comme « freelance » (en fait des « faux indépendants », des Scheinselbständige), et doivent s’improviser apporteur d’affaires, quitte à passer leurs journées à faire du colportage : du porte à porte et autres cold callings ingrats.

Sur la dernière décade, Laforêt, Century 21, Remax et Sotheby’s ont été attirés par l’envolée des prix de l’immobilier grand-ducal. Ces réseaux d’agences internationales fonctionnent en franchise. Les master franchises sont vendues à un représentant national, qui est libre de distribuer autant de « sous-franchises » qu’il souhaite, quitte à créer des comportements cannibalesques entre agences d’une même enseigne, chacune ayant le droit de vendre les objets immobiliers de toutes les autres. (Elles doivent faire remonter une dizaine de pour cent de leurs profits vers le détenteur de la franchise nationale.) Quant aux agences indépendantes, elles se trouvent vite isolées.

Toutes les agences contactées le confirment : la grande majorité – toujours les autres – travailleraient avec des freelances non agréés. Le directeur d’une agence haut de gamme estime que « si demain l’ITM (Inspection du travail et des mines) ferait un contrôle, elle devrait fermer la moitié des agences. » Dans ce marché chaotique, la Chambre immobilière du Grand-Duché de Luxembourg (CIGDL) tente de se positionner comme garante de « qualité » et de « déontologie », « des gens qui veulent garder le secteur propre », d’après son président Jean-Paul Scheuren. Le nom de son organisation témoigne de ce souci de respectabilité poussé jusqu’à l’usurpation institutionnelle, puisque la CIGDL n’est en fait pas une chambre professionnelle, mais une organisation sélecte et sélective qui tente de remodeler le secteur au profit de ses membres. L’idéal de Jean-Paul Scheuren est un marché immobilier où les transactions passeraient exclusivement par des « intermédiaires professionnels ». L’acheteur et le vendeur auront chacun « leur » agent qui servirait de « personne de confiance », un peu comme des avocats dans un procès de divorce. « C’est le modèle américain, dit Scheuren, les négociations se font entre deux agents et non entre l’acheteur et le vendeur. »

La concurrence pousse les agences à suivre les vœux les plus excentriques de leurs clients. Puisque les propriétaires ont tendance à choisir l’agence qui leur fera miroiter l’estimation la plus haute, celles-ci adopteront les prix que leurs clients potentiels adorent entendre. Avec comme résultat que l’objet ne trouvera d’acquéreur et pourrira quelques mois durant sur Athome.lu avant que les agences ne se résignent à baisser les prix. À moins que le propriétaire puisse s’offrir le luxe de la patience. « Den Dommen kënnt ëmmer », est une des maximes du secteur. Il prend souvent la forme de l’expat, du fonctionnaire européen ou du résident fiscal. Ces coups de chance donnent des idées aux voisins. « Lorsqu’une maison se vend à deux millions au Belair, nos clients nous appellent, furieux : ,Et vous voulez vendre notre maison pour 1,3 million ?!’ », relate un agent.

Bernard Thomas
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