La spéculation à très court terme fait-elle monter les prix immobiliers ?

House flipping

d'Lëtzebuerger Land du 17.07.2015

En décembre 2008, l’Agence immobilière Neu achète un objet immobilier à Bous pour 175 000 euros. Un mois plus tard, elle le revend pour 295 000 euros. En 2012, l’agence acquiert une maison à Hollerich pour 850 000 euros qu’elle cède trois semaines plus tard pour 1,3 million. Le 26 octobre 2012, Oscar SA achète un objet immobilier à Flaxweiler qu’elle revend deux mois plus tard. Dans cet intervalle, le prix passera de 671 000 à 825 000 euros. Quelques années plus tôt, à Mertert, la société avait acquis un objet à 155 000 euros vendu trois semaines plus tard pour 205 000 euros. En l’espace de six ans, rien que dans la Ville de Luxembourg et dans l’Est du pays, l’Agence immobilière Neu aura ainsi acquis 42 objets immobiliers via adjudications. Dans les mêmes régions, l’agence Oscar totalise 28 acquisitions par enchères. Ces mini-structures ne sont que deux agences parmi d’autres spécialisées dans la spéculation immobilière sur le court terme.

Les house flippers sont un petit cercle d’une vingtaine d’opérateurs qui, régulièrement, se croisent aux ventes aux enchères. Plus de la moitié des objets immobiliers mis aux enchères passent par leurs mains. Un objet peut même faire plusieurs tours de manège transitant par trois ou quatre agents immobiliers – chacun empochant sa marge – avant d’atteindre son propriétaire final. « S’il n’y avait pas de risque, tout le monde se mettrait à faire ce métier. Des fois on perd, des fois on gagne. Sinon ce ne serait pas drôle », explique un des habitués des enchères. Une fois une maison achetée, encore faudra-t-il réussir à s’en défaire. Grâce à la machine à croissance qu’est la place financière, le calcul s’avérait gagnant. Pour minimiser les risques, les spéculateurs se regroupent dans des alliances de circonstance éphémères, évoluant au fil des sympathies, disputes et inimitiés. Ces micro-cartels ad hoc permettent d’enrayer la mécanique des adjudications. Lorsqu’un notaire s’étonne de ce que le prix stagne lors d’une vente aux enchères, c’est souvent que les supposés concurrents ont décidé de faire cause commune.

En voulant entraver la spéculation à long terme, la législation a fini par favoriser la spéculation à court terme. Un acheteur qui revend en l’espace de deux ans se fait rembourser la quasi totalité des droits d’enregistrement et de transcription (six pour cent sur 7,2 pour cent). Lorsqu’un bien est acheté et revendu en très peu de temps avec une grande marge, l’Administration de l’Enregistrement et des Domaines (AED) convoque les bénéficiaires pour qu’ils justifient l’écart. En l’absence de factures prouvant des investissements, les fonctionnaires constatent une « insuffisance » et aligneront la base imposable sur le prix de vente et non celui de l’achat. Or, le mécanisme de l’insuffisance ne s’applique pas aux ventes aux enchères. Le prix qui en ressort est considéré comme le montant correct, puisque c’est le marché qui l’a décrété. Or beaucoup de maisons sont revendues telles quelles, sans que les marges engrangées n’aient un rapport avec une création de valeur ajoutée (à part une nouvelle couche de peinture, et encore). D’autres opérateurs se sont spécialisés dans le rachat, le retapage et la revente d’objets immobiliers, préparant ainsi la gentrification d’anciens quartiers populaires (et immigrés) comme Bonnevoie ou le Rollingergrund.

Jeudi dernier à 15 heures au restaurant « Le Bec Fin » du Centre Convict. Une petite trentaine de curieux sont venus prendre la température du marché ou tenter une bonne affaire. Ils ont pris place derrière leur expresso, vin-Vichy et coupes de crémant. Deux jeunes couples, un grand-père et son petit-fils, une ministre de la Famille et de l’Intégration et un groupe d’hommes en polo, bronzés et gras, l’oreille vissée au portable. Cet après-midi, les héritiers de la maison de maître au 53, boulevard de la Pétrusse mettent aux enchères une des propriétés les mieux situées et les plus prisées du Luxembourg, surplombant la vallée. Le notaire donne quelques détails, dont celui que l’assurance-feu va prendre fin le soir même à minuit. Lorsque l’agent immobilier Murat Mutlu arrive au Bec fin, la salle est déjà quasiment vide. Les héritiers voulaient 2,7 millions euros, Mutlu (représentant lui-même et deux autres investisseurs) offre 2,15 millions d’euros. Les villas voisines sont également en vente : l’une pour 6,2 et l’autre pour 7 millions d’euros. Or à l’inverse du 53, boulevard de la Pétrusse, elles sont passées par une rénovation bling bling, piscine incluse. Selon deux experts contactés, les coûts des travaux devraient s’élever à deux millions d’euros, compte tenu des complexités du chantier. La rénovation pourrait se faire à la luxembourgeoise : par une Entkernung radicale, en ne gardant que la façade. (Joint par le Land, Mutlu déclare ne pas encore avoir décidé s’il voudra vendre « avant ou après les rénovations ».)

Interrogés, les habitués des ventes aux enchères évoquent leur instinct, leur expérience, leur résistance au stress (« après une adjudication, je passe souvent une nuit d’insomnie », avoue l’un) à quoi il faut ajouter les capitaux propres et les lignes de crédit auprès des banques. « Il y a six mois, on croisait toute la haute société luxembourgeoise aux adjudications. Ils venaient placer leur argent avant que la hausse de la TVA ne devienne effective », relate un familier des adjudications. Certains, comme Murat Mutlu (également general manager de Immo Luxembourg) se plaignent de cet afflux : « Un concurrent professionnel connaît la valeur juste. Il sait quand s’arrêter. Mais les privés ne connaissant pas les prix et puis ils sont tellement nerveux qu’ils passent souvent au-delà des limites. » Les limites des professionnels sont plus bas que ceux des privés. Rien que pour rentrer les frais fiscaux et de notaire, les intermédiaires immobiliers doivent vendre dix pour cent plus cher que ce qu’ils avaient payé à l’achat. Or, confrontées à une clientèle privée anxieuse de placer son argent, à des vendeurs mettant la barre très haut et à un marché immobilier qui se refroidit, les marges des go-between s’amenuisent. (Même si la hausse des ventes forcées pourrait offrir des perspectives intéressantes.)

Aux États-Unis, le house flipping était devenu un sport national et contribuait à la surchauffe qui allait déboucher sur la crise des subprimes. La promesse de l’argent facile avait attiré des dizaines de milliers de personnes privées. Acheter une maison grâce à un prêt, la retaper pendant deux à trois mois, puis la revendre avec une belle marge. Quoi de plus simple, puisque les prix ne cessaient de grimper ? Au Luxembourg, estime Jean-Paul Scheuren, président de la Chambre immobilière, il s’agirait d’un « phénomène très, très marginal, sans incidence sur le marché ». Or, les fonctionnaires de l’AED rencontrent au moins un cas de house flipping par jour. Reste que pour faire dévier les prix au niveau national, il faudrait une masse critique par rapport aux 6 474 actes inscrits l’année dernière. En partant de déterminants macroéconomiques, l’Observatoire de l’habitat et la Banque centrale du Luxembourg avaient chacun conclu que, probablement, il n’existait pas de bulle immobilière. Or, rappelle Julien Licheron, chercheur et coordinateur à l’Observatoire, des « problèmes plus locaux de surchauffe des prix peuvent se poser ».

On y croise surtout des notaires et des banquiers. Pour les citoyens évoluant en dehors des circuits de l’immobilier, les trois bureaux hypothécaires restent des services publics inconnus. Pourtant, un chacun a le droit d’y consulter l’historique d’un objet immobilier ; il suffit pour cela de connaître le nom de la personne physique ou morale acquéreuse ou vendeuse. Début 2013, Lëtzebuerg Privat avait publié des fac-similés des cases hypothécaires de 75 politiciens luxembourgeois détaillant leurs avoirs immobiliers. Au sein de l’AED, ce « déballage » avait semé la nervosité, mais le principe de l’accès public aux informations sur les valeurs foncières fut maintenu. Même si pour y accéder il faut souvent passer par une analyse croisée du cadastre, des hypothèques et des actes. Le Royaume-Uni a mis son land registry en ligne (les HNWI ont trouvé la parade en se réfugiant derrière des sociétés-écrans offshore), les Allemands ont leur Mietspiegel, un indicateur des loyers par quartier. Au Luxembourg, un pays exigu, dont les habitants ont développé des stratégies pour gérer l’intimité forcée, un tel degré de transparence reste politiquement inenvisageable.

Bernard Thomas
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