Hate Radio

Cafard(s)

d'Lëtzebuerger Land du 09.09.2016

Qu’avons-nous fait en 1994 ? Qu’avez-vous fait cette année-là ? Au Luxembourg, une grande coalition CSV-LSAP sous Jacques Santer et Jacques Poos régnait sur le boom économique, le pays ne comptait que 370 000 habitants, les jeunes écoutaient Nirvana et I like to move it de Reel to Real. C’est par la musique que Milo Rau, sociologue, auteur, journaliste, cinéaste et surtout metteur en scène suisse – il avait 17 ans en 1994 – établit une douloureuse proximité au génocide rwandais de 1994, un million de morts en trois mois, des tutsis assassinés brutalement par des hutus enragés, souvent à l’arme blanche. Les images de rescapés aux visages balafrés par des machettes sont quasiment les seuls clichés de ce massacre innommable qui soient restés dans la conscience collective. Dans un documentaire réalisé par Milo Rau sur son spectacle Hate Radio, qui fut joué deux fois le week-end dernier dans le cadre du Hate Festival à Neimënster, le journaliste français Patrick de Saint-Exupéry raconte comment il fut assigné à couvrir le génocide, un mois après son début, en mai 1994. Durant plusieurs jours, son convoi, comptant aussi d’autres journalistes, a traversé le pays et tout ce qu’ils ont vu étaient des montagnes de cadavres juchant le pays entier. Il s’est alors rendu compte, raconte le journaliste, qu’il y avait aussi « une perte de la parole, parce que tous les témoignages [avaient] été éteints ».

Avec son spectacle Hate Radio, Milo Rau rend en quelque sorte la parole aux victimes, mais aussi aux bourreaux de cet indicible génocide. La pièce, pour laquelle les spectateurs s’installent des deux côtés d’un container reconstituant un sur un un studio de radio – la moquette synthétique, les néons dégueulasses, même la figurine de la madone illuminée de l’intérieur y est –, commence par des témoignages vidéo grand format, à la manière d’une œuvre de Bill Viola. Ces témoins, Rwandais et Belges surtout, racontent par bribes ce qu’ils ont vu et vécu à l’époque. Certains, comme Estelle Marion, furent de simples observateurs, dépassés par l’ambiance de haine qui régna dans le pays. D’autres, comme Nancy Nkusi, trop jeune à l’époque, reconstituent des images trop traumatisantes pour s’en souvenir aujourd’hui, insupportables par leur froide cruauté.

Puis Hate Radio change de perspective, éteint les images des témoins pour ouvrir les stores sur le studio de radio. Le public assiste au spectacle avec un casque vissé sur la tête, comme s’il écoutait la radio. La RTLM (Radio télévision libre des Mille collines) émettait à partir de Kigali. Et jouait un rôle considérable dans la promotion de la haine raciste qui a amplifié les tueries. En faisant ses recherches sur le génocide, comme il les fait pour toutes ses pièces documentaires – sur les tribunaux de guerre notamment –, Milo Rau a vite découvert le rôle essentiel de cette véritable machine de guerre que fut la RTLM. À partir d’archives de la radio, d’enregistrements originaux, mais aussi de protocoles du procès devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda, il a monté presque deux heures d’émission comme si on y était. Mais c’est en quelque sorte une émission best of des événements : entre l’assassinat du président Juvenal Habayarimana dans un accident d’avion jamais élucidé, le 6 avril (la radio joue la Septième symphonie de Bruckner pour signifier le deuil national). qui a déclenché le massacre, et la dernière émission, le 3 juillet 1994, les animateurs joueront les va-t-en-guerre, propagandistes en chef, incitant non seulement à la haine raciale, mais aussi et surtout à « l’extermination totale » de la minorité tutsi, décrite comme des « cafards ».

Dans le studio, ils sont quatre : le deejay et technicien (Afazali Dewaele), casquette, lunettes de soleil et cigarettes ; Kantano Habimana (Diogène Ntarindwa), le beau parleur et « ambianceur », dont le costume est aussi parfait que le vocabulaire violent et l’attitude cynique ; Valerie Bemeriki (Bwanga Pilipili) est la femme alibi, dont la douceur est transpercée par des échappées de haine impressionnantes ; et il y a Georges Ruggiu (Sébastien Foucault), le « hutu blanc », engagé au hasard par le président rwandais lui-même pour jouer sur l’internationalisme du pays et ajouter un zeste d’érudition occidentale (hasardeuse) dans le discours. Ensemble, ils sont une équipe rôdée, on voit leur joie à faire de la radio, leur concentration aussi entre deux discours ou débats, leur fatigue après deux heures d’engagement total pour la cause hutu qu’ils estiment juste. Plus tard, ceux des animateurs qui n’ont pas échappé à la justice, diront à leurs juges qu’ils se voyaient en combattants, mais qu’ils n’avaient aucune idée de l’ampleur du génocide. Et qu’ils sont persuadés être innocents parce qu’ils n’ont tué personne de leurs mains.

Hate Radio est un spectacle glaçant, parce qu’il montre le cynisme de la propagande, la froideur de ceux qui participent à la guerre, même de loin (aujourd’hui, ce seraient les soldats qui tuent à distance grâce aux drones). Les animateurs et journalistes savent qu’ils s’adressent à une population peu éduquée qui veut se venger de ce qu’elle croit être une domination historique par la minorité tutsie décrite comme supérieure par les colonisateurs. Rau dissèque les méandres de la haine et ses acteurs, tous extraordinaires de justesse, les réincarnent. Créée en 2011/12, la pièce tourne depuis partout dans le monde, elle a fait plus de 200 représentations. C’est une claque pour tous ceux qui se croyaient citoyens engagés. On sait si peu du malheur du monde. Qu’avons-nous pas fait en 1994 ?

Hate Radio de Milo Rau, dramaturgie et management conceptuel : Jens Dietrich & Milena Kipfmüller ; scénographie et costumes : Anton Lukas ; vidéo : Marcel Bächtiger ; avec : Afazali Dewaele, Sébastien Foucault, Diogène Ntarindwa, Bwanga Pilipili et Ambrose Kaserebe ainsi que, en captation vidéo, Estelle Marion et Nancy Nkusi ; une production du International Institute of Political Murder, a été donné deux fois au Neimënster le week-end dernier, les 3 et 4 septembre, dans le cadre du Hate Festival. Pas d’autres représentations prévues au Luxembourg. Pour plus d’informations sur le pièces de Milo Rau : http://international-institute.de.
josée hansen
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