Architecture & théâtre

Un lieu de palabres sous le gao

d'Lëtzebuerger Land du 08.07.2016

En 2010, quelques mois avant sa mort des suites d’un cancer, l’artiste et metteur en scène allemand Christoph Schlingensief a pu participer à la pose de la première pierre de son projet visionnaire d’un village-opéra, Operndorf, à Ouagadougou, capitale du Burkina Faso. Schlingensief voulait offrir des infrastructures culturelles à l’Afrique noire, persuadé que l’art et la culture sont émancipatoires. Essentiellement financé par des fonds européens, le village inclut aussi une école pour 300 enfants et une station médicale, qui fonctionne depuis 2014 et programme des projets et échanges culturels depuis quatre ans. Pour construire les infrastructures, Schlingensief s’était associé à Francis Kéré, architecte burkinabé soucieux du développement durable, du respect des besoins des gens sur place et travaillant avec des matériaux disponibles localement. Son architecture se développe en phases successives, avec des modules qui se complètent, et essaie de profiter des forces de la nature – la lumière du soleil, le vent – pour fonctionner. En juin 2014, Kéré était venu au Luca pour parler de son travail.

Juin 2016, lors du Fundamental Monodrama Festival, à la Banannefabrik à Bonnevoie. À droite de l’entrée, une étrange structure faite de tubes de fer et de fil tendu entre ces tubes, accueille chaque soir plus d’éléments : des plans, des photos, des feuilles de papier calque avec des mots écrits à la main. « Intégration – rencontres – arts de la scène – épanouissement – autonomie – sensibiliser – solidarité – ornement – dialogue – générosité – dynamique – lieu de palabre » y lit-on. Ce sont des mots que Bétodji Oumarou Aboubacari (dit Béto) et sa compagne et collègue Nana Kadidjatou (dite Natou) ont cités lors de leurs réunions quotidiennes avec l’architecte Diane Heirend, des membres de son bureau et Sofia Eliza Bouratsis, qui accompagne l’équipe avec son regard esthético-philosophique. Ces réunions régulières durant les dix jours du festival servent à développer le projet Centre Alfred Dogbé – un lieu culturel socio-éducatif à Niamey.

Alfred Dogbé était auteur et metteur en scène nigérien, qui, profitant de son savoir sur le théâtre acquis lors de ses nombreux voyages et résidences en Europe et au Canada, s’était mis en tête de propager et professionnaliser l’art du théâtre en Afrique. Il fonde sa propre compagnie à Niamey, l’Arène Théâtre, et vient jouer au Fundamental Monodrama en 2011, Tiens bon, Bonkano !, avec Béto seul en scène. Ils se lient tous d’amitié, Steve Karier, le directeur du festival, sera invité en fin de cette année-là à aller donner des cours de théâtre à Niamey. Or, l’année suivante, Alfred meurt à l’âge de 50 ans, Béto est abasourdi, mais Steve l’encourage à continuer le travail de son maître. Cela deviendra sa nouvelle vocation : en 2012, il transforme son deuil en performance, Les larmes du cœur, qu’il présente au Fundamental, et s’obstine à poursuivre le travail de la compagnie, qui occupe désormais quatre personnes et organise deux festivals de théâtre par an, dont un dédié aux talents émergeants. L’année dernière, Fundamental asbl a mis la main à la poche et aidé Béto et Natou à acheter un terrain de sept ares afin d’y ériger un centre culturel et éducatif, un peu excentré encore par rapport à la ville, appelée toutefois à s’y étendre.

« La première question que je me suis posée était celle de ma légitimité de construire en Afrique », explique Diane Heirend, qui a pourtant déjà travaillé au Cambodge et au Vietnam. Pour se préparer, elle lit notamment Masudi Alabi Fassassi et son livre fondateur sur l’architecture en Afrique noire ou la « cosmoarchitecture ». Puis, comme Francis Kéré, elle profite de toutes les caractéristiques du lieu : les deux arbres gao, appelés arbres de vie au Niger, qui seront les premiers abris pour devenir ces « lieux de palabres » chers à Béto et Natou. L’architecture pourra être construite par phases également, selon les moyens financiers disponibles : d’abord un kiosque, puis une salle pour 200 personnes, ventilée naturellement, des bureaux, des salles pour work-shops (pour filles, pour handicapés, le projet sera très inclusif). « Le théâtre est une aventure humaine et artistique », disait Alfred Dogbé. Ce centre est un autre moyen de prolonger cette aventure.

Plus d’informations : www.fundamental.lu et http://arenetheatre.blogspot.lu.
josée hansen
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