Politique de participation en Europe

Pour un conseil consultatif citoyen

d'Lëtzebuerger Land du 20.06.2014

Les résultats des élections, caractérisés par une participation très limitée et par la montée des partis europhobes, montrent à quel point le projet européen est une nouvelle fois mis en danger. Pourtant l’Europe a fait des efforts de communication sans précédent pour se faire connaître et se faire aimer. Pour la première fois, elle a tenté d’organiser une véritable compétition électorale paneuropéenne, et le Parlement européen a mené une politique de communication active, notamment à travers les réseaux sociaux, pour motiver les gens à s’intéresser aux élections. Mais force est de constater que ces efforts volontaristes ont été insuffisants pour redonner du sens au projet européen.

Les différents débats télévisés entre les candidats des partis politiques européens – une avancée majeure, certes, dans la tentative de créer l’utopique espace public européen – étaient de l’avis général assez ternes, élitistes notamment à cause de la langue, et incapables d’offrir de véritables alternatives entre les principaux candidats. C’est comme si la politique européenne de Bruxelles ne proposait, comme seule alternative, ou bien d’adhérer au projet européen centre-droit/centre-gauche tel qu’il existe (incarné par le binôme institutionnel Juncker/Schultz), les autres partis européens ne comptant pour quasiment rien, ou bien de sortir de ce schéma en adhérant à celui représenté par l’ensemble des partis anti-européens.

Il est même probable que le dédoublement de l’enjeu des élections européennes (élection des parlementaires européens et nomination du président de la Commission) a créé plus de confusion auprès de l’électorat qu’il n’a apporté de clarification, et ceci d’autant plus que le Conseil européen hésite à adopter le candidat du Parlement européen à la présidence de la Commission : un signal fatal pour une légitimité démocratique européenne déjà fragile. Dans ces conditions, il est certes regrettable mais pas surprenant que dans certains pays, comme par exemple la France, les débats sur la nomination du président de la Commission n’aient pas été retransmis par l’ensemble des chaînes de télévision publiques.

Dans tous les cas, les récentes stratégies de démocratisation de l’UE ignorent l’évolution des attentes participatives d’une partie croissante des citoyens européens. Comme le montre la plupart des sondages d’opinion, ils ne se contentent plus de participer à la grande messe des élections et de déléguer tous leur pouvoir aux représentants politiques ; ils veulent aussi avoir leur mot à dire entre deux élections, et ne pas être laissés à la marge. Ils s’approprient de nouveaux moyens de participation politique et sont toujours plus à la demande de formes plus directes de participation. C’est en partie ce sentiment d’impuissance par rapport aux élites de Bruxelles qu’ont su capturer les leaders des partis europhobes.

Nous proposons une révolution copernicienne dans l’effort de démocratiser l’UE, en partant de l’idée qu’il faut réinventer la communauté européenne sur la base d’une mobilisation citoyenne, à travers la délibération au-delà des frontières nationales. C’est à travers l’habitude bien ancrée de participer à des débats transnationaux entre citoyens qu’une solidarité mutuelle et même une loyauté envers les institutions européennes pourront se développer. Cependant, il ne faut pas s’attendre à ce que les citoyens aillent vers l’Europe spontanément. L’Europe ne pourra intéresser, et se faire comprendre par les citoyens que si elle ira vers eux, en les mettant en condition de s’informer et de discuter des enjeux européens. Elle montrerait ainsi qu’elle n’est pas éloignée des préoccupations du peuple.

C’est ce que l’UE a commencé à comprendre après l’échec en 2005 des référendums français et néerlandais sur le Traité constitutionnel européen, en développant une nouvelle stratégie de communication – notamment le plan D, et Debate Europe, e-Europe – qui considère le citoyen comme un interlocuteur critique, et non plus comme un simple entité abstraite à laquelle vanter, par l’intermédiaire de flyers, de spots et de sites Internet bien ficelés, le bien-fondé du projet européen. Dans ce cadre, une multitude de projets de consultations citoyennes (comme par exemple l’European Citizens Consultations, Europolis, et Ideal-EU) impliquant des citoyens de différents pays choisis aléatoirement ont été expérimentés, grâce au financement de la Commission et du Parlement européen. Ce qui ressort de ces expériences est la grande satisfaction des citoyens d’être invités à discuter des questions européennes pendant un ou deux jours, la sensation qu’ils sont mieux informés, un apriori plus favorable vis-à-vis du projet européen et une certaine évolution de leurs points de vue. Par contre, les citoyens ont été souvent déçus par le fait que ces expériences n’ont pas d’impact direct auprès des responsables politiques.

La seconde étape nécessaire de cette politique participative de l’UE aurait dû consister à étendre cet engagement citoyen, en choisissant parmi les consultations expérimentées celles qui sont les plus à mêmes d’être institutionnalisées. Or, cela n’a pas été le cas. Le projet participatif citoyen a été avorté sans autre justification, et a été remplacé par la rhétorique européenne de l’Initiative citoyenne européenne (ICE), qui offre la possibilité de demander à la Commission d’initier une proposition législative suite à la demande d’un million de citoyens d’au moins sept États membres. C’est une erreur fatale, car l’ICE est avant tout un instrument au service des groupes organisés capables de mobiliser assez de moyens financiers, techniques et humains pour rassembler un million de signatures en douze mois. Il ne remplit pas les fonctions pourtant nécessaires de maturation citoyenne et de délibération paneuropéenne, comme peuvent le faire les consultations européennes.

Pour redonner vie à cette révolution participative avortée, notre proposition est d’organiser des larges débats citoyens sur les grands enjeux européens, à travers une multitude de consultations locales, régionales, nationales ainsi que transnationales. Celles-ci devraient être organisées de manière décentralisée, tout au long de l’année, avec des groupes représentatifs des différentes opinions présentes dans la société, qui seraient choisis aléatoirement sur base de critères sociodémographiques (par exemple : âge, éducation, sexe, nationalité). Afin d’encadrer ces débats sur le long terme, nous préconisons la mise en place d’un Conseil consultatif citoyen européen, qui donnerait une permanence et un impact tangible aux consultations, et qui pourrait développer son action suivant les enjeux à long terme (entre dix et trente ans). Bien entendu, le Conseil consultatif n’aurait pas un pouvoir décisionnel, mais il ne devrait pas pouvoir être ignoré par les acteurs politiques et économiques. Les trois institutions décisionnelles de l’UE – le Parlement, la Commission et le Conseil européens – devraient obligatoirement et officiellement réagir aux recommandations (et questions) qui seraient élaborées par celui-ci.

Un exemple actuel de tels enjeux pourrait être la question du traitement législatif de la protection des données, qui soulève d’importantes questions de société. Sur des questions aussi centrales dans la vie quotidienne, il ne suffit pas que la Commission se contente, avec le consentement du Parlement européen, de présenter un règlement de portée générale dans ce domaine. L’adoption de ce règlement a d’ailleurs été retardée par le Conseil européen (notamment par l’Allemagne), ainsi que par la pression massive des lobbyistes des technologies de l’information. Les citoyens doivent pouvoir agir efficacement en défense de ses droits fondamentaux, grâce à des procédures consultatives transnationales coordonnées. Un tel processus contribuerait vraisemblablement à répondre de manière adéquate aux aspirations participatives des citoyens et à faire contrepoids aux intérêts organisés dominants.

Un deuxième exemple est le développement de la politique énergétique européenne. Comme à l’époque des pères fondateurs de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, la question de la gestion des énergies est toujours au cœur de l’UE, mais elle vise également à atténuer le changement climatique, à augmenter la part des énergies renouvelables dans le mix énergétique, et à limiter la dépendance à l’égard des pays tiers. La réalisation de ces objectifs ambitieux exige des grands projets d’infrastructures et des engagements politiques à long terme, qui ne peuvent pas être pris seulement par des experts, mais nécessitent aussi une forte mobilisation des citoyens européens. Il ne s’agit pas uniquement de déterminer l’équilibre qu’il est souhaitable d’atteindre entre les différentes sources d’énergie, mais aussi comment cette nouvelle politique énergétique devrait être mise en place. Voulons-nous des solutions centrales pour le développement des sources d'énergie renouvelables, ou plutôt des solutions décentralisées, par exemple une alimentation municipale et coopérative ? Afin d’atteindre une conception élargie et partagée de la politique européenne de l’énergie, il est donc nécessaire d’associer aux débats généraux au niveau national et supranational, un processus de participation citoyenne décentralisée qui inclut le niveau local. Cela contribuerait certainement à revitaliser le projet politique européen.

Bien sûr, l’idée d’un tel Conseil citoyen dérangera la plupart des acteurs en place. Ceux-ci argumenteront qu’il est trop compliqué à réaliser, non représentatif, dangereux et coûteux. Mais l’Europe est un système politique sui generis qui ne peut fonctionner avec les recettes issues de la politique nationale, lesquelles se fondent sur un terreau social-historique et une solidarité éprouvés. Il n’y a donc pas d’autre solution, si l’Europe veut créer un lien direct avec le peuple, que de mettre celui-ci en condition de communiquer avec elle. Evidemment, pour que l’engagement citoyen soit pris au sérieux, et considéré par les institutions et les médias, il est indispensable que soient mises à la disposition de ce nouveau Conseil citoyen des ressources financières conséquentes et une équipe professionnelle compétente. Une attention particulière devra être apportée à la sélection des participations, à l’élaboration des informations distribuées aux participants, aux choix des experts et des modérateurs qui encadreront les débats, à la diffusion des débats en collaboration avec les médias traditionnels, afin que le plus grand nombre possible de citoyens puissent y participer (aussi à travers Internet) et en être informés.

La légitimité démocratique de l’Union européenne et probablement son existence passeront nécessairement par une plus vaste implication du citoyen. Le coût en vaut la chandelle.

Raphaël Kies est chercheur de la Chaire de recherche en études parlementaires de la Chambre des députés à l’Université du Luxembourg. Patrizia Nanz est professeure en Théorie politique à l’Université de Brême (Allemagne). Les auteurs sont les éditeurs de l’ouvrage Les nouvelles voix de l’Europe, publié chez Larcier/Promoculture.
Raphaël Kies, Patrizia Nanz
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