Science-fiction rime souvent avec aventure post-apocalyptique ou dystopie, quand ce n’est pas, à l’inverse, avec utopie naïve et techno-béate. Lorsque le genre essaie de dépeindre les impacts de la crise climatique, il choisit généralement la première option, suivant le destin d’humains luttant pour leur survie sur une planète dévastée, à moins qu’ils ne tentent leur chance dans l’espace. Dans The Ministry for the Future, l’Américain Stanley Kim Robinson choisit délibérément une autre voie, peu explorée : son propos, éminemment téléologique, est de concevoir une trajectoire plausible permettant à l’humanité de s’extraire du piège dans lequel elle s’est enferrée. L’entreprise est ambitieuse, et le récit, enlevé, fait appel aux éclairages apportés par des dizaines de témoins aux quatre coins du globe, alternant avec adresse le glaçant et l’enthousiasmant, le machiavélique et le sincère, l’individuel et le planétaire.
Le titre du livre est le nom d’une administration mise en place en désespoir de cause par les nations après que les mécanismes de l’accord de Paris ont échoué à mettre l’humanité sur les rails de son propre sauvetage. Chargé de cette tâche désespérée, le ministère pour l’Avenir est installé à Zurich et rassemble, sous la direction d’une Irlandaise déterminée et habile, les meilleurs experts de la science climatique, de l’économie, de l’ingénierie, de l’intelligence artificielle, de la biodiversité… La toile de fond est constituée d’extrêmes climatiques, de migrations de masse et de surenchères nationalistes, mais aussi de sursauts de solidarité.
Le premier chapitre du livre, qui va marquer durablement le récit, décrit une vague de chaleur extrême qui s’abat sur une région de l’Inde et cause la mort de dizaines de millions d’habitants. Un événement qui change durablement la perception des choses et permet au ministère zurichois de passer le braquet supérieur. Pour autant, Kim Stanley Robinson ne suggère à aucun moment qu’une catastrophe ponctuelle serait de nature à lever d’un coup les obstacles qui ont jusque-là empêché l’humanité d’agir efficacement pour sa survie. Reflétant la complexité de la tâche herculéenne qui lui est confiée et la diversité des difficultés qu’il doit surmonter, les démarches que lance ou accompagne le Ministère touchent pratiquement tous les domaines. A force d’opiniâtreté, et contre toute attente, l’institution zurichoise réussit à se tailler dans le monde la place dont il a besoin pour infléchir le cours des choses. Loin de s’abandonner à la facilité à laquelle l’autoriserait le genre, Robinson étaie de références scientifiques ou d’avis d’experts chacune des pistes qu’il suggère pour les différentes thématiques.
Après la canicule génocidaire qui l’a profondément ébranlée, l’Inde choisit unilatéralement de se livrer à un exercice de géo-ingénierie pour limiter la hausse des températures, mobilisant tous les avions à sa disposition pour diffuser des aérosols à la limite supérieure de la troposphère. L’initiative divise la communauté internationale mais porte au moins partiellement ses fruits. S’inspirant de l’expérience accumulée dans le Kerala en matière d’agroforesterie, l’Inde devient aussi en quelques années le champion d’une agriculture vertueuse, ouvrant à l’humanité la perspective de se nourrir sans détruire la planète : elle sera bientôt imitée un peu partout sur le globe.
Pour freiner la fonte des glaciers et la montée des océans, un glaciologue conçoit l’idée folle d’extraire, à l’aide de forages pratiqués jusqu’au lit rocheux sur lesquels ils reposent, l’eau qui s’accumule sous les glaciers du fait du réchauffement et qui, agissant comme lubrifiant, accélère leur glissement vers les littoraux et leur fonte. L’opération de pompage de longue haleine, tentée en Antarctique et faisant paradoxalement appel aux ressources et au savoir-faire des compagnies pétrolières, est couronnée de succès et généralisée. L’opération Slowdown, de prime abord une gageure au coût prohibitif, devient une évidence somme toute bon marché au regard des habitats en bordure de mer que l’on peut ainsi espérer préserver.
La canicule extrême en Inde a fait naître un groupe clandestin d’activistes impatients face aux demi-mesures de la communauté internationale et prêts à passer à l’action directe. C’est de ces « Enfants de Kali » qu’émane sans doute une des actions avancées par Robinson les plus susceptibles de susciter la controverse : celle d’une forme d’éco-terrorisme qui parvient à mettre à genou les transports aérien et maritime polluants. Se servant d’essaims d’armes indétectables de dernière génération, des militants détruisent en vol, en l’espace de quelques semaines, plusieurs dizaines d’avions. Le bilan de leur campagne fait clairement apparaître qu’ils ont visé en priorité les avions propulsés au kérosène et l’aviation privée, mais évité ceux propulsés à l’électricité. L’aviation civile classique en prend un coup dont elle ne se relèvera pas : elle renaîtra progressivement, mais en s’appuyant sur des aéronefs électriques et des dirigeables mus à l’énergie solaire, les transports transocéaniques privilégiant désormais des voiliers ultra-rapides.
Entre-temps, il faut croire que le ministère pour l’Avenir s’est avéré suffisamment efficace pour susciter l’hostilité des forces occultes opposées à la décarbonation à marches forcées qu’il promeut. Ses locaux zurichois sont détruits par un attentat à la bombe. Et voilà sa directrice quinquagénaire mise à l’abri un temps par ses hôtes suisses dans un silo alpin situé au-dessus de Kandersteg, qu’elle va atteindre en chaussant des crampons pour pouvoir franchir des crêtes de glacier…
Lorsque les marchés de capitaux sont désemparés par les perspectives d’effondrement et désespérément à la recherche de placements sûrs, le ministère de l’Avenir comprend qu’il faudra aussi réinventer les circuits monétaires. À force de persuasion, les gouverneurs de banques centrales renoncent à leur sacro-saint mandat de stabilité monétaire et deviennent ses alliés improbables, profitant d’une autonomie que n’ont plus depuis longtemps les gouvernements. Les instituts monétaires officiels commencent à émettre des « carbon coins », ou « carboni », à raison d’un par tonne de CO2 non émis, et leur attribuent leur garantie de bonité maximale. Faute de mieux, prenant en compte le prestige dont bénéficient toujours les gouverneurs, les investisseurs du monde entier finissent par adopter ces coins et à en faire l’ultime refuge de fonds en mal de sécurité : ainsi naît le « carbon quantitative easing ».
Simultanément, vertueux en diable, le monde indexe l’intégralité de l’argent conventionnel sur une blockchain, ce qui le rend universellement traçable et empêche les milliardaires francs-tireurs de contrecarrer ses efforts de survie à l’aide des énormes montants d’argent conventionnel noir ou gris dont ils disposent.
Pour reconstituer la vie sauvage sur le globe, Robinson imagine Half Earth, une initiative de réensauvagement conçue pour couvrir à terme la moitié des surfaces du globe d’écosystèmes complets non impactés par l’homme. Ses initiateurs commencent par créer des corridors de vie sauvage entre les parcs et réserves encore existants, puis financent à grande échelle la création de nouvelles et vastes zones en dédommageant généreusement les habitants de ces zones en échange de leur réinstallation ailleurs.
Ainsi émerge au fil des pages un monde qui prend son destin en mains, mobilise les bonnes volontés sur tous les continents et coupe court aux efforts de sabotage. Une voie est tracée qui enjambe le chaos et dégage une perspective de courage.