Un inédit de Julien Gracq, un deuxième Beune de Pierre Michon, de quoi ravir le lecteur

La maison du taillis et la scierie de Meillat

d'Lëtzebuerger Land du 28.04.2023

Il est des cadeaux auxquels on ne s’attendait pas, en l’occurrence des textes. L’un remonte à la fin des années 1940, on ne sait pourquoi il a échappé à José Corti, l’éditeur fidèle de Julien Gracq. L’autre, de Pierre Michon, auteur peu prolifique, très sévère envers lui-même, nous donne, près de trente ans après, une suite à la Grande Beune, la Grande et la Petite réunies maintenant dans quelque 150 pages dans les Deux Beune, chez Verdier. Ce n’est pas seulement affaire de circonstance que d’associer les deux parutions ; des choses bien sûr séparent les deux auteurs, dans le temps, dans leur assise littéraire, entendons leur enracinement et les orientations qui en ressortent. Cela dit, il est chez les deux une très haute idée de la littérature, dans sa relation au monde à la vie, il est surtout une écriture rare, d’un flamboiement, pour employer un terme qui rapproche de la variante la plus éclatante du gothique.

Pour en rester à cette considération, mais la citation va de suite ouvrir sur autre chose, vers la fin du texte de Pierre Michon, nous lisons : « La jouissance est une phrase. Longue, contournée, obéissant à des rites, des formes. » L’inverse est vrai, sexe et texte vivent tous deux de l’exacerbation du désir, de ses moments reportés, de ses étapes allongées, où l’initiation et le cérémonial ont leur part majeure et décisive.

Les narrateurs, chez Gracq comme chez Michon, c’est un peu comme s’ils s’étaient mis en route pour telle rencontre. L’un, on y reconnaît la vie de Gracq lui-même quand entre 1941 et 42 il enseignait à Angers, fait un trajet tous les jours en bus, « autocar fourbu, enfermé, surpeuplé » ; l’autre est nommé instituteur dans un village du Périgord au début des années soixante. Du bus, l’un voit une maison qui l’intrigue, dans une sorte de friche, et il décide d’y aller voir, et dans le souvenir du récit, ça reste toujours comme une apparition. Quant à l’instituteur, c’est seulement à la fin d’un texte qui au fil des pages met le personnage et le lecteur à rude épreuve d’attente, qu’un lieu, de rendez-vous, est donné : « Et tout à coup m’apparurent les hauts toits de tôle de la scierie, à cent mètres de ce tournant du chemin… »

La maison du taillis qui semblait inhabitée, abandonnée, fera d’abord entendre la voix d’une femme, elle se fera voir après dans l’encadrement d’un fenêtre, comme dans une peinture de Bonnard, les références à l’art ne manquent pas. Le texte, dans ses toutes dernières lignes, finira sur quelque chose dépassant du balcon, « la masse ondée, prodiguée, fabuleuse, déployée comme une draperie, d’une longue chevelure blonde, la chevelure défaite d’une femme ».

L’instituteur de Michon, dès son arrivée, est sous le charme (ou l’emprise) d’Yvonne, la buraliste du village. Mais c’est avec toute la communauté que nous passons les quelques mois, de la rentrée au moment de carnaval. Pour une raison qu’on comprendre, le livre aurait pu reprendre le titre de telle toile de Gustave Courbet, d’autant plus aux environs de Lascaux : « C’est là qu’il gît, le secret du monde. Tout est obscur et compliqué, le visible et l’invisible s’enchevêtrent, l’un l’autre se relancent et mutuellement se cadenassent… » Dira-t-on jusqu’à l’assouvissement final.

Deux textes donc jetant de beaux éclairs de lumière, l’un plus retenu, l’autre carrément expansif, débordant. Mais on conclura sur un autre aspect du cadeau : l’inédit de Gracq est accompagné des fac-similés des deux états successifs du manuscrit, avec leurs biffures, ratures, leurs corrections, innombrables. Et de renvoyer de la sorte pour l’écriture au jugement radical de Pierre Michon : « L’accouplement est un cérémonial – s’il ne l’est pas c’est un travail de chien. » L’un et l’autre ?

Lucien Kayser
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