Un Argentin fait raconter sa vie au créateur du Bosco, élargie à une fresque de la Renaissance italienne

À la limite de la Toscane et du Latium

d'Lëtzebuerger Land du 27.01.2023

Quelque 400 années les séparent, et cet écart dans le temps n’est pas moindre dans la conception ou le style. En revanche, géographiquement, les deux jardins sont plus proches l’un de l’autre, des deux côtés de la limite entre la Toscane et le Latium. C’est dans la commune de Capalbio, province de Grosseto, que Niki de Saint Phalle a réalisé dans un tour de force son Jardin des Tarots, basé sur les 22 arcanes du jeu, avec ses sculptures imposantes, certaines habitables, fortement coloriées, suivant les habitudes de l’artiste, avec telles céramiques et mosaïques, tels verres précieux. Un mur sépare le jardin, véritable parc d’attractions, du paysage des environs, on y entre par un porche dû à l’architecte suisse Mario Botta. Et voilà que se dressent déjà le Magicien et la Grande Papesse, cette dernière en hommage à l’autre jardin, dans le Latium.

Celui-ci date de la deuxième moitié du seizième siècle, pas bariolé du tout, plus sauvage. Les sculptures, les monuments, à Bomarzo, près de Viterbe, ont gardé un caractère archaïque, les gens du village ont travaillé la roche volcanique, ont fait ce Sacro Bosco, Parc des Monstres, issu de l’imagination exubérante (pareille à une végétation non moins luxuriante à l’époque) du maître des lieux, du duc de Bomarzo, Pier Francesco Orsini, appelé aussi Vicino Orsini. Condottiere valeureux, il fut tout aussi épris des beaux-arts que des armes et des aventures amoureuses. S’il est resté dans la mémoire, Mandiargues et Antonioni y ont beaucoup aidé, c’est par Bomarzo justement, le parc, au point de devenir le protagoniste d’une autobiographie imaginaire, voire d’un opéra. La Renaissance italienne, rien de plus inspirant.

Le roman, intitulé Bomarzo, de l’écrivain argentin Manuel Mujica Láinez vient d’être réédité, au Cherche midi (dans la collection Cobra). Il sortit en Argentine en 1962, avec une première traduction en France en 1987 (Séguier). Attendons-nous donc qu’on reprenne aussi l’opéra du compositeur Alberto Ginastera, deux actes, quinze scènes, créé aux Etats-Unis en 1967, à Washington. La première en Argentine, prévue la même année au Théâtre Colón, à Buenos Aires, fut annulée sur ordre du général putschiste auto-érigé en président de la nation Juan Carlos Ongania, y trouvant trop de sexe, trop de violence, sujet et mise en scène contraires aux principes moraux élémentaires en matière de pudeur.

De même que le roman, à partir d’une nonne visionnaire nous apprenons tout à la fin la prophétie – dans un temps si lointain que l’homme ne le peut mesurer, le duc se contemplera lui-même – l’opéra reprend la vie de Vicino Orsini, empoisonné alors qu’il croit boire un philtre d’immortalité. C’est bien ce que Láinez et Ginestera lui ont assuré. Mais le duc, dans sa destinée cauchemardesque, voire meurtrière, n’y est pas celui qui a vécu réellement ; Láinez l’a fait naître bossu, toute le reste sera un peu une revanche sur cette infortune.

Sur neuf cents pages, d’une littérature proche du réalisme magique, de la postmodernité d’un Carpentier, les épisodes défilent d’une vie qui ne connaît aucun répit. Et se déploie avec faste une fresque historique, hauts faits comme réjouissances, prouesses de toute sorte, le pouvoir qui le dispute au plaisir. Le duc fait empoisonner son frère, « désormais j’étais seul avec Bomarzo, seul avec cette masse de pierre, âpre et adorable », elle est comme une citadelle cubiste, surmontant le pays. Peu de temps après, le condottiere et ses hommes sont à Metz. « Les averses pénétraient en trombes les tentes détrempées, devenues inhabitables. Les épidémies se multipliaient. On raconte que quarante mille impériaux périrent et que les eaux avaient été empoisonnées. » La ville se défendait, résistait au siège de Charles Quint. Mais le duc juge sévèrement, « la guerre de Troie s’était aussi probablement faite sans dieux ni capitaines beaux et nus… ».

On comprend mieux alors le refuge du Parc, cette démesure maniériste, aberrante : la gueule ouverte de l’ogre, masque de l’Enfer dont il invite avec Láinez à gravir les neuf degrés pour en finir. Ainsi que l’inscription inspirée de Dante : Lasciate ogni pensiero voi che intrate. Pour Vicino Orsini, il s’agira de sa vérité dernière.

Bomarzo de Manuel Mujica Láinez, traduit par Catherine Ballestero. Le Charche midi, collection Cobra. 928 pages. 22,5 euros

Lucien Kayser
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