Koltz, Anise: Le porteur d'ombre

Revoir le monde

d'Lëtzebuerger Land du 07.02.2002

Dans Le porteur d'ombre, dernier recueil en date d'Anise Koltz, la facture de l'oeuvre est donnée par la dédicace même : «à la mémoire de René Koltz décédé en 1971 et à ma petite-fille Béryl». Deux  volets structurent la dédicace et le recueil. Il s'agit dans les deux volets de revoir. 

Revoir, tel est le mot d'ordre qui requiert la poétesse. Il s'agit de revoir dans les deux sens qu'offre la polysémie du mot: «revoir»: passer en revue, se pencher à nouveau sur le déjà vu et «revoir» au sens de reconsidérer, refaire un état des lieux. Des deux entreprises, la subjective est subordonnée à l'objective quand elle n'est pas reléguée au second plan: elle est surtout l'objet de la dernière section du recueil. 

Ainsi, ce qui prime, pour Anise Koltz, c'est moins l'état d'âme que l'état du monde. Il y a urgence à dire poétiquement (c'est-à-dire sans manichéisme aucun) ce qu'il est advenu de nous (où «nous» n'exclue personne). La vieille sentence grecque est à réécrire. Nos certitudes sont à reconsidérer, à revoir. Et Anise Koltz le fait dès le premier vers du recueil: «La vie n'est pas un long fleuve tranquille». 

Il est significatif qu'au prologue, qui s'ouvre sur ce vers, succède la section Désert. Le «désert / berceau et tombeau du monde /  où tout s'épuise / pour renaître / en attente de l'eau / -Messie- / de tout commencement / de toute fin ». On le voit ici, il s'agit moins du désert qui est aiguillon de la soif, du désir induisant un cheminement qui n'admet aucune halte que du désert biblique celui qui fait coïncider retour et fin, résurrection et apocalypse. Nous sommes en des temps apocalyptiques et la nausée n'est plus un motif littéraire faisant penser à Sartre. La nausée, c'est ce qu'on éprouve ici et ailleurs (où je ne sais quel sens donner aux mots ici et ailleurs).

La nausée est désormais quotidienne, plus quotidienne que le pain: «La guerre a éclaté / la télévision / nous livre à domicile / les blessés et les morts du jour / farcis de fromage / et de pâtes // Parfois quelqu'un sort / de table pour cracher / loin de l'écran / des arêtes inexistantes». La souffrance de la poétesse est d'autant plus grande que l'horreur n'est d'aucun camp. Une vision manichéenne qui diviserait le monde en bons et en méchants est certainement plus confortable. 

Or, chez Anise Koltz, c'est le monde même qui est incriminé. Bien que reléguée au second plan, la subjectivité de la poétesse n'en est pas moins aiguisée. C'est à travers une sensibilité d'écorchée vive qu'Anise Koltz perçoit le monde. La sensibilité de la poétesse est quasiment charnelle.

Rien que les titres des sections qui composent l'oeuvre témoignent de cette adhésion viscérale à la vie: «désert», «sable», «ciel», «vent», «chaleur», «froid», «entre chien et loup». Si de tels titres privilégient les éléments naturels que sont la terre (émiettée sous forme de sable), le feu et l'air, ils lèsent l'eau: trop gelée ou alors dysphorique. J'ai d'ailleurs longuement été intrigué par la fréquence du thème du désert dans un pays verdoyant. En fait, en poésie, on parle surtout de ce que l'on n'a pas. Telle la neige dans les pays où il ne neige presque jamais. 

Pour revenir aux titres des sections, on remarquera aussi qu'ils privilégient la sensation, l'impression (je donne au mot le sens fort d'inscription). Les éléments naturels ne sont pas des catégories qui permettent de lire le monde; ils sont surtout ce par quoi le monde est ressenti (le froid qui glace, le soleil qui darde). Mais l'élément pour lequel va la prédilection d'Anise Koltz, c'est celui qui est ni... ni, c'est-à-dire le neutre, celui où tout s'estompe. Il s'agit moins de l'instant voilé de type verlainien que de ce moment frêle qu'est la vie même.

Le recueil se nourrit d'un sentiment de finitude, du tragique de la condition humaine. Ne sommes-nous pas tous des porteurs d'ombre? Mort en sursis, chacun peut dire avec la poétesse: «Les morts passent / et me saluent / comme si j'étais déjà / une des leurs». Mort en sursis. Oui mais aussi éternels en sursis nonobstant le paradoxe. C'est précisément sur ce paradoxe que s'achève le recueil dans ce poème irrésistible: «Une nuit / au-delà de la nuit / nous attend // Une nuit / au-delà de tout savoir / Elle nous efface / de son tableau noir / Nous sommes immortels / tant que nous vivons».

Anise Koltz : Le porteur d'ombre, poèmes ; Collection Graphiti des éditions Phi ; décembre 2001 ; 12 euros.

Jalel El Gharbi
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