Henri Reitz

Mondes anciens de la place du Théâtre

d'Lëtzebuerger Land du 30.03.2012

« Je n’achète pas pour acheter. Un objet doit me plaire. Toutes les œuvres dans cette pièce me touchent ». Bras appuyés sur sa table haute, Henri Reitz fait glisser son regard sur sa collection. On le croit sur parole, ce type aux yeux étonnamment bleus à l’allure d’un trentenaire malgré les cheveux gris luisants. Une dizaine de pièces d’art peuple l’univers chargé d’une énergie singulière, à trois pas de la Cinémathèque municipale. Un meuble d’apothicaire original de l’ancienne Chine du Sud, une statue Bété de Côte d’Ivoire, un totem en bois qui trônait, d’antan, à l’entrée d’un village birman. En vitrine, une statue ivoirienne. Henri va la prendre, la tourne. « Tu vois ici, l’étiquette originale, probablement du premier acquéreur. Il y a marqué Sénoufo, alors qu’elle est issue d’une population voisine ». Verbe sans fard, il est intarissable sur le passé des œuvres, le contexte de leur achat. Sur les méandres de sa propre vie aussi.

« Le déclic s’est produit lors d’une exposition sur l’art africain à Cologne, en 1990, face aux statues mumuyé du Nigéria. Elles sont géniales. En voir de près me donne encore la chair de poule ». À l’époque, ça fait un moment qu’Henri Reitz, employé d’État à la Clinique psychiatrique d’Ettelbruck, s’intéresse à l’art, peint lui-même. Dorénavant ce sera l’art traditionnel africain qui accompagnera ses recherches artistiques. « Dans les années 90, il y avait encore des choses incroyables sur les marchés aux puces, des pièces de l’ex-Zaïre à Liège par exemple ». En 1992, il troque sa tenue d’aide-soignant contre les habits, moins formels, de peintre-antiquaire. Il prend un congé sans solde pour ouvrir une première galerie rue de la Boucherie, puis place du Théâtre. Il la nomme Toguna, d’après les cases à palabres dogons. On y discute les problèmes du village, et les plafonds sont trop bas pour permettre de s’y tenir debout. Assis, on ne se fâche pas.

Naviguer entre clients et toile se révélant difficile, Henri Reitz finit par se consacrer entièrement à ce qu’on appelle alors encore volontiers les arts primitifs. « J’ai beaucoup voyagé, rencontré des gens extraordinaires, des maîtres qui m’ont aidé à aiguiser mon œil, comme mon ami Claude Vérité dont le père était antiquaire à Paris. À travers les années, j’ai établi un réseau qui reste mon véritable fonds de commerce ». Plus tard, Henri Reitz étend son registre à l’art asiatique, d’abord birman, puis chinois, thaï, indonésien. « Attends, je te montre quelque chose ». Il réapparaît dans les escaliers une minute plus tard, dans les mains une tête de Bouddha enveloppée dans un morceau de velours sombre. Il la pose prudemment. « C’est une partie d’un temple, d’une qualité incroyable, déjà vendue ».

Sa clientèle, fidèle, lui fait confiance. « L’intérêt est relativement grand. Avec les œuvres qu’il y a au grand-duché, on pourrait organiser une expo formidable ». Ses contacts l’appellent quand ils reçoivent une pièce insolite. Lui, il voyage quand il peut, s’apprête à partir à une foire en Thaïlande du Nord. En Afrique, il n’a pas été très souvent. « Ce n’est pas mon milieu – les Africains ont leur manière de fonctionner. Je ne m’y en sors pas ».

« Si la demande subsiste, ce n’est pas évident pour les jeunes qui voudraient se lancer. Dans le milieu circulent des faux. Je vois quand les objets sont authentiques, mais je fais vérifier quand même, je demande à des amis. Sinon il y a les tests scientifiques, assez chers. À défaut de te limiter sur une qualité exemplaire, mieux vaut laisser, souligne-t-il. Les plus grandes sorties d’art africain ont eu lieu dans les années cinquante, par les colons. Actuellement, il y a peu de nouveautés intéressantes. Partout, le même problème : les sculpteurs de l’époque ne trouvent plus leurs égaux. Dans les régions célèbres pour leur art ancien, le plateau Dogon au Mali, chez les Lobi au Burkina Faso ou encore au Cameroun, on ne produit plus que pour les touristes ».

Comment appréhender le côté mystique des objets qui ont été utilisés, en partie, lors de rites traditionnels ? « Certains objets ont une aura puissante, et il y en a qui se repoussent. Je combine très peu l’art africain et celui d’Asie. Ça ne fonctionne pas, ils sont issus de cultures différentes, dégagent des énergies qui ne vont pas ensemble ». Son plaisir à partager son savoir invite à rester, plonger dans les énigmes que referme cet univers, mystérieux et beau.

Béatrice Dissi
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