La guerre des opérateurs télécom monte d’un cran : Telecom Luxembourg devait saisir ce vendredi le Conseil de la concurrence d’une plainte pour les agissements anticoncurrentiels de l’EPT

Au second son de la salve…

d'Lëtzebuerger Land du 23.03.2012

Jusqu’à sa retraite sans doute et s’il tient le cap jusqu’en 2035, il aura assez de munitions pour résister contre l’Entreprise des postes et télécommunications (EPT) avec dans sa besace près de 70 noms de rechange pour la firme de télécommunication qu’il dirige : Jérôme Grandidier, administrateur délégué de Telecom Luxem[-]bourg (TL), s’amuse à décliner les choix possibles, au cas où la justice luxembourgeoise donnait une fois de plus raison à l’opérateur public qui conteste le nom actuel de l’entreprise, jugé lui faire de la concurrence déloyale. Telecom@Luxem[-]bourg, Luxem[-][-]bourg for Telecom, Telecom go Luxembourg ou Telecom not only Luxembourg sont quelques-unes des déclinaisons les plus fun. Après s’être faits condamner en février 2011, sous peine d’astreinte, les dirigeants de Luxembourg Telecom ont rebaptisé leur firme en inversant les mots, comme par provocation.

À l’étranger, où l’opérateur prospecte l’essentiel de ses clients – des grands comptes et des opérateurs de de télécommunications eux-mêmes – le nom de Telecom Luxembourg fait bonne impression et inspire une certaine confiance. Aussi, il n’est pas question, quel que soit le verdict de la justice, de renoncer à en utiliser ses composantes essentielles qui font la marque de fabrique de l’opérateur alternatif luxembourgeois, dont l’offre à très haut débit qui s’appuie sur le réseau Luxconnect, s’adresse au monde de l’entreprise où la confusion entre Telecom Luxem[-]bourg avec l’Entreprise des postes et télécommunications, compte tenu du caractère avisé du public professionnel, est peu probable au « niveau conceptuel » et risque difficilement d’influencer « le comportement économique » de la clientèle ici visée. Qu’importe, la justice en a décidé autrement.

Dans une ordonnance en matière de concurrence déloyale du 17 octobre 2011, la juge Nathalie Hilgert, celle-là même qui avait déjà condamné en 2010 en première instance Luxembourg Telecom à changer sa dénomination commerciale, a considéré que la firme « en choisissant d’inverser simplement l’ordre des deux termes de sa dénomination et en se donnant une dénomination du type Telecom Italia, entend rester dans le sillage des sociétés étrangères issues de la vague de libéralisation des anciennes entités étatiques et faire erronément croire au public qu’elle a une histoire commune avec ces entités étrangères et a connu les mêmes évolutions, à savoir la transition d’une entité publique vers une structure de droit privé, avec une participation étatique actuelle plus ou moins importante ». L’ordonnance précise aussi que « l’interdiction de l’utilisation d’une dénomination qualifiée de trompeuse n’équivaut nullement à contraindre une société privée à identifier son caractère privé, respectivement à lui interdire d’utiliser une dénomination ne permettant pas d’identifier le caractère privé de son actionnariat ». Condamné en première instance, TL a fait appel du jugement. L’affaire est en cours, alors que le dossier sur le premier nom Luxembourg Telecom n’est pas définitivement tranché, la Cour de cassation ayant été saisie, on en attend encore l’arrêt.

L’acharnement des parties à se disputer la légitimité d’une dénomination sociale dissimule mal le profond malaise et le caractère gangrené du marché des télécommunications au Luxembourg, dominé par un acteur public dont certains dirigeants semblent venus d’un autre âge, ce qui risque d’ailleurs de changer avec l’arrivée de Claude Strasser (lire ci-contre). Lorsqu’il a claqué la porte du Conseil de la concurrence qu’il présidait alors, Thierry Hoscheit avait laissé aller sa verve dans la presse contre des dirigeants qui se trompaient d’époque. On ne doit pas se tromper de beaucoup en pensant que cette assertion visait notamment des responsables de l’opérateur public qui, sous couvert de protéger le statut d’un des plus grands employeurs du pays, construisent une forteresse qui serait, selon ses détracteurs, peu compatible avec une économie libre.

Jérôme Grandidier n’hésite plus à évoquer le risque d’une renationalisation dans un contexte international qui est pourtant à la libéralisation des télécommunications, avec une diversité de ses acteurs pour agir sur les prix. Il assure avoir retenu depuis deux ans et demi son langage pour décrire le monde des telecom dans lequel il se meut. Il a choisi désormais de libérer sa parole et ses actes, surtout parce que, de son point de vue, les conséquences du litige entre l’entreprise qu’il dirige et l’EPT pourrait lui valoir un séjour en prison ou du moins un casier judiciaire en remettant en question son avenir professionnel. TL dispose en effet d’un statut de professionnel du secteur financier, qui en fait une entreprise régulée par la Commission de surveillance du secteur financier. Le régulateur, en dépit des relances écrites, tarde à donner son accord au changement de dénomination qui est intervenu il y a près d’un an, au risque de mettre l’entreprise surveillée et son dirigeant aux portes de la légalité du droit financier dont il relève.

Ce n’est pas ce qu’il y a de plus grave. En publiant le 12 mars dernier le résultat d’une consultation qu’il avait initiée le 23 janvier 2012 sur l’offre de référence présentée par l’EPT sur le marché du très haut débit professionnel, l’Institut luxembourgeois de régulation (ILR) a suscité l’inquiétude des opérateurs privés qui lui reprochent encore une fois, et malgré un changement récent de direction, sa passivité face aux agissements prétendument anticoncurrentiels de l’EPT. La réaction des dirigeants de TL dans cette consultation publique fut la plus féroce, mais celle de la Fédération des opérateurs alternatifs du Luxembourg (Opal) révèle également le raz-le-bol des professionnels. Au cœur du énième litige mettant aux prises les opérateurs alternatifs avec l’Entreprise des postes et télécommunications, l’offre très haut débit lancée en septembre 2011 par cette dernière auprès des grands comptes, au mépris de la loi et avec la « bénédiction » du régulateur. Il est reproché à l’ILR de ne pas avoir interdit à l’EPT la commercialisation de son offre, comme ce fut le cas pour les services à très haut débit destinée aux ménages, ce qui retarda de plus d’un an la connexion des Luxem[-]bourgeois à la fibre optique.

Une complaisance dont le régulateur n’a probablement pas mesuré toutes ses conséquences, ni anticipé qu’elle déclencherait autant d’hostilités. Copiée des directives européennes, la législation oblige notamment l’opérateur dominant à ouvrir ses services et son réseau à ses concurrents pour leur donner une chance de répliquer son offre, et ce avant sa commercialisation. C’est ce qui s’est produit de manière très chaotique avec Luxfibre, les services de très haut débit pour les particuliers. Accusé de complaisance envers l’EPT (qui met en cause d’ailleurs le caractère régulé de son offre pour les entreprises), le régulateur l’a laissé faire avec des « prix prédateurs », visant d’abord à affaiblir ses concurrents sur le marché de l’Internet à très haut débit pour les entreprises.

L’ILR s’est en effet contenté de lancer une consultation publique après coup auprès des autres opérateurs du marché pour avoir leur appréciation sur l’offre DIA de l’opérateur public. Mais le train est déjà passé. TL estime dans une lettre à l’ILR que la violation de la loi sur les télécommunications constitue « une entrave significative à la concurrence », susceptible d’entraîner de « graves problèmes économiques ou opérationnels pour d’autres fournisseurs ou utilisateurs de réseaux ou de services de communications électroniques ». « Cette offre n’est rien d’autre qu’un abus de position dominante de la part de l’EPT », souligne encore l’opérateur, en réclamant une intervention d’urgence de l’ILR. Parce qu’ils ne croient probablement plus à un sursaut du régulateur, les dirigeants de TL devaient rendre visite ce vendredi 23 mars au président du Conseil de la concurrence, Pierre Rauchs, dont ils attendent désormais l’intervention un peu plus musclée que celle de l’ILR. Reste à savoir qui, au Conseil de la concurrence nouvelle mouture s’occupera de ce dossier. Certains des conseillers ayant été impliqués plus ou moins directement dans des litiges entre TL et l’EPT, il faut voir si des conflits d’intérêts ne vont pas empoisonner l’évolution de l’enquête, si tant est qu’elle est activée.

Véronique Poujol
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