Musique classique

Éloge de l’excentricité

d'Lëtzebuerger Land du 31.01.2020

Au temps où Frédéric Le Grand était flûtiste et compositeur amateur à ses heures, la notoriété de Carl Philipp Emanuel Bach, habile diplomate très à l’aise en société, éclipsait celle de son père, Johann Sebastian. C’est d’ailleurs en rendant visite à son fils, alors claveciniste au Château de Postdam, que Bach père composa l’Offrande musicale sur un thème suggéré par le souverain. Si les deux frères Wilhelm Friedmann (1710-1784) et Carl Philipp Emanuel (1714-1788 ; fils de Maria Barbara, la première épouse de Bach), furent tous deux formés en clavecin et composition par leur illustre père, leur musique et leurs carrières respectives évoluèrent dans des voies radicalement différentes.

Pour sonder les différences stylistiques entre les deux fils et leur père, le trio suisse, luxembourgeois et néerlandais de Markus Brönnimann (flûte), Jean Halsdorf (violoncelle) et Léon Berben (clavecin) a élaboré un programme de concert autour de trois de leurs sonates respectives, composées dans la même tonalité de mi mineur. Cette dernière permettrait, selon le théoricien Johann Johann Mattheson (Das Neu-eröffnete Orchestre, Hambourg, 1713), d’exprimer une « pensée profonde », le « trouble », la « tristesse, mais de telle manière qu’on espère la consolation : quelque chose d’allègre mais non pas gai ».

Contrairement aux passages unifiés de la musique de Jean-Sébastien Bach, la Sonate en mi mineur (BR WFB B 17) de Wilhelm Friedmann, très virtuose et technique (grands sauts d’intervalles, etc.), retrouvée en 2002 à la Staatsbibliothek de Berlin, juxtapose des écritures très différentes sur des passages très courts. Au point qu’il est parfois périlleux d’y placer des respirations ! Cette excentricité rejoint par moment, sur des registres différents, l’exigence de deux pièces contemporaines au programme du concert. La Chaconne (création) de Jean Halsdorf, inspirée de la célèbre Chaconne pour violon de J.S. Bach et Nomos (2016) de Markus Brönnimann illustrent à tel point, comme au XVIIIe siècle, l’œuvre contemporaine s’imprègne et se distingue de modèles existants.

La musique de Carl Philipp Emanuel Bach, par sa nouvelle expressivité, s’inscrit dans le courant artistique du Sturm und Drang, auquel il a particulièrement contribué. Ainsi, émancipé des leçons de son père, Carl Philipp Emanuel revendique de « jouer avec toute son âme et non comme un oiseau bien dressé ». Sa Sonate en mi mineur wq a été composée à Potsdam, après qu’il ait achevé ses études de droit. Il y fréquentait alors le théoricien Johann Joachim Quantz, auteur d’un célèbre traité sur la musique et sur la flûte (Versuch eine Erwähnung).

La Sonate en trio pour flûte, violoncelle et clavecin explore différentes manières de produire un son : cordes pincées, cordes frottées et vent. Le succès de cette formation repose sur un savant équilibre entre la réalisation harmonique du clavecin, la conduite mélodique partagée entre la flûte et le violoncelle, et de subtils choix d’ornementation. S’il est possible de se raccrocher à quelques écrits de Bach père (notamment les reprises ornementées des sonates pour clavecin), une grande liberté est laissée aux interprètes. Le choix et l’interprétation des nuances, peu indiquées, sont tout aussi cruciaux. Ainsi, le claveciniste peut-il, pour suggérer un piano ou un forte, « augmenter le nombre de notes jouées » et gagner en densité.

Bach-père a sans aucun doute transmis à ses fils, dans leur foyer, qui « ressemblait tout à fait à un pigeonnier » (C.P.E. Bach), ces bases musicales essentielles pour développer leur créativité singulière. À l’époque, il pouvait être Lrare d’entendre au sein d’un même concert leurs répertoires distincts, ainsi que le déplore Friedrich Zelter au sujet de Wilhelm Friedrich : « Je l’ai souvent admiré au clavecin, au pianoforte, au clavier, mais je ne l’ai jamais entendu jouer une note de son père, ce que tout le monde souhaitait » (Lettre à Goethe). Merci au trio Brönnimann/Halsdorf/Berben, de nous offrir ce privilège en conviant père et fils dans l’exceptionnelle acoustique de la salle de musique de chambre de la Philharmonie, avec, en guise de bouquet final, la Sonate en ut mineur BWV1034 de Bach père, un pur chef-d’œuvre composé en 1747, trois ans avant sa mort.

Markus Brönnimann (flûte), Jean Halsdorf (violoncelle) et Léon Berben (clavecin) en concert à la Philharmonie Luxembourg, samedi 1er février à 20 heures à la Philharmonie Luxembourg. Plus d’infos et tickets : philharmonie.lu.

Dominique Moons-Escande
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