Musique classique

Une voix qui laisse sans voix

d'Lëtzebuerger Land du 13.12.2019

Ambiance électrique, dimanche à la Philharmonie, pour les retrouvailles, après ses inoubliables prestations luxembourgeoises de 2015, 2017 et 2018, avec la Bartoli, la cantatrice actuellement – et à raison – la plus populaire de la planète. Preuve d’une belle fidélité, quand on sait à quel point la diva assoluta se fait rare sur scène – une rareté qui aiguise au plus haut les appétits, comme en témoigne la foule compacte qui, en jouant des coudes devant les caisses du soir, vrombit de cette rumeur singulière qui accompagne les rendez-vous d’amour. C’est qu’il faut patiemment battre le pavé, si l’on veut jouir d’un bouquet de mélodies divinement ficelé et balayant tous les genres.

Qu’elle chante Haendel, Porpora, Hasse, Giacomelli, Vinci, Fasch, Caldara ou Leo, la mezzo-soprano romaine découverte par Karajan concilie technique sans faille, virtuosité pyrotechnique et goût infaillible. Une cantatrice affûtée, au zénith de son art, une championne du bel canto qui sait ce que chanter veut dire, et dont les vocalises électrisantes donneraient la chair de poule au mélomane le plus blasé ou le moins averti. À chaque rôle, à chaque air, à chaque note, la voix semble autre. Comme si dix voix cohabitaient dans ce merveilleux geyser vocalique, tant la tessiture, d’une largeur exceptionnelle, de cette voix à la fois soprano, mezzo, colorature, fait qu’elle est tout simplement inclassable.

Il faut voir comment la brunette, toute guillerette, bien en chair, enjouée, aux yeux pétillant de charme, à la présence sans afféterie, à la coiffure de sauvageonne, prend, dans un silence de cathédrale, possession de la scène, sans chiqué mais avec la simplicité du vrai talent, pour nous gratifier de deux heures d’exigence et d’élégance, de liberté et de gravité, de discipline de fer et de fantaisie divine, de puissance extatique et de spontanéité tonique qui vous happent dès l’entame. Suit un véritable raz-de-marée émotionnel, où le chant ploie sous les rafales de trilles et de roulades périlleuses, et où la sublime Bartoli, en inventant un théâtre de nuances, en déchaînant les passions les plus extrêmes, en explosant de vocalité, d’ornements, de perspectives sonores démultipliées, s’engage de tout son être, et ce, avec une sincérité de tous les instants.

On sait que, dédaignant les grands rôles de Verdi ou Puccini, l’immense artiste, pour qui la voix n’est pas une simple boîte à vocalises, mais « l’instrument le plus proche de l’âme », se penche sur un répertoire moins spectaculaire et généralement négligé, mais plus proche des sources de la musique – répertoire qu’elle s’ingénie à dénicher dans d’obscures bibliothèques. Le vibrato envahissant de l’opéra romantique ? Très peu pour elle ! Cela dit, on ne sait ce qu’il faut louer avant tout, de la délicatesse de la diction, de la légèreté du souffle, de la transparence des colorations, des pianissimi impalpables, de son charisme irrésistible.

Dans certaines pages où elle dialogue tantôt avec la flûte, tantôt avec la trompette ou le violoncelle, elle s’évertue à ne pas se projeter à l’avant-scène, à n’être qu’un instrument parmi d’autres. Placée sous le signe de « Farinelli et son temps », la généreuse (pour ne pas dire farineuse, voire étouffe-chrétien) guirlande d’airs dont elle a gratifié le public philharmonique est le fruit d’une voix tout simplement miraculeuse, une voix qui ne sacrifie jamais le sens au son, et qui fascine par le riche éventail de la palette de timbres : du cri de guerre, avec trilles du diable, à la caresse sensuelle, en passant par la plainte ineffable ou le ton intime de la confidence, avec arrêts sur note, où le son a l’air de s’évaporer dans l’immatériel. Autant de qualités qui n’appartiennent qu’à la Bartoli, et qui font qu’elle est unique dans le ciel lyrique. 

Enfin, il convient de saluer la dynamique phalange monégasque, dirigée par un Gianluca Capuano, lui aussi sous influence, en ce qu’il sait qu’accompagner, c’est aussi chanter. Aussi est-ce avec un brio empathique que « Les Musiciens du Prince-Monaco » secondent la Princesse du chant.

Il n’en fallait pas plus pour mettre la salle archicomble en fusion. Dévisageant un à un les auditeurs du parterre, saluant les loges, balayant du regard le reste de la salle en se frappant le cœur, elle remercie le public qui lui fait fête en l’ovationnant debout, à l’issue d’un récital qui occupera sans nul doute une place de choix dans les annales de la Philharmonie. En ces temps de pénurie, où découvrir une grande voix revient à chercher une aiguille dans une botte de foin, nous tenons en la sainte Cecilia l’une de ces prime donne que le public, rugissant de plaisir, a vite fait de métamorphoser en monstre sacré. Quel régal que ce récital ! Olympique et olympien ! Et qui montre que les plus grand(e)s savent rester eux(elles)-mêmes quand ils(elles) prennent plaisir à nous faire plaisir. Le rêve ! Ex-voto général d’un public manifestement « enchanté ».

José Voss
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