D’Land : Léon Krier est mort à Palma de Mallorca le 17 juin. Comment décririez-vous ses derniers mois ?
Irene Krier : Tout est arrivé très soudainement. Il avait bien quelques douleurs, mais elles étaient passagères et je ne m’en étais pas trop inquiétée. Il n’aimait pas aller chez le médecin. Il détestait les hôpitaux. Pas seulement pour ce qu’ils représentaient, mais aussi d’un point de vue esthétique... Il ne supportait pas la laideur. Malgré tout, quand on a fini par aller chez le médecin, parce qu’il se sentait de plus en plus fatigué, le diagnostic est tombé (un cancer, ndlr). Pendant deux semaines, on a tout essayé : examens, consultations, analyses… même à Barcelone, chez un grand spécialiste mondial. Son frère et sa sœur venaient de mourir après de longues souffrances et des traitements terribles. Il a choisi de ne pas revivre cela. Comme il disait souvent, à quoi bon « être torturé en plus d’être ruiné pour avoir le même résultat, seulement plus tard, et dans la douleur ? ».
C’était un homme de l’absolu ?
Il avait toujours eu, d’une certaine façon, une vision assez pessimiste de la vie. Pour lui, chaque jour devait être parfait. Il parlait aussi beaucoup de ce qu’il appelait son « cercle de la félicité » où rien ne devait troubler l’harmonie : ni les affaires, ni les gens, ni les lieux. Tout devait être beau et bien. Il disait : « Je veux être célèbre, mais pas trop. Juste assez pour qu’on me laisse faire ce que je veux. » Il voulait avoir assez d’argent pour vivre librement, voyager, créer, mais pas au point d’être accablé par les complications que la richesse peut apporter. Et il a su, avec une sagesse rare, préserver cet équilibre si difficile à atteindre.
Vous veniez souvent au Luxembourg ?
Nous partagions notre temps entre Luxembourg et Palma, mais son travail l’appelait souvent ailleurs, ce qui nous faisait voyager la plupart du temps. Je crois qu’il avait été un peu déçu par le tournant qu’avait pris la ville. Pourtant, c’était celle qu’il aimait le plus, « la plus belle », disait-il. Avec sa situation topographique à la fois dramatique et magnifique. Il avait aussi beaucoup d’estime pour les Luxembourgeois. Vous êtes, je trouve, des gens d’une grande bienveillance, chaleureux et vraiment sympathiques.
N’était-il pas dans une opposition contre la société luxembourgeoise ?
Contre les architectes, peut-être. Parce qu’il trouvait qu’ils avaient fait preuve de mauvaise foi envers lui. Il était profondément convaincu que ce qu’il faisait, lui, était plus juste que l’architecture industrielle, et il pensait que c’était évident pour tout le monde. Son premier choc a été de réaliser que ce n’était pas le cas. Sa résistance était donc dirigée contre l’architecture moderniste, devenue selon lui une mode dictée par l’industrie. Les architectes travaillaient selon des structures dominantes, des coffrages, des catalogues de matériaux : tout était standardisé. Ils avaient oublié l’urbanisme. Les bâtiments ne sont pas là pour faire des déclarations individuelles, mais pour structurer l’espace public. Finalement, il avait adopté une attitude presque résignée : « Je sais ce qui serait mieux pour vous, mais si vous ne voulez pas, tant pis pour vous. » C’était sa façon à lui de se consoler. Mais il n’en voulait jamais à personne, et c’est ça qui était magnifique.
Est-ce que c’était un homme seul ?
Pas vraiment. Il n’avait pas vraiment besoin de beaucoup de gens, parce qu’il avait moi, son piano, et son travail. La musique et son travail, c’était déjà sa compagnie. La famille, certes, mais à distance. Même avec ses grands amis, il ne communiquait pas beaucoup. Il était toujours plongé dans ses pensées, ses recherches, ses projets… Il disait que sa profession était la meilleure du monde. Pour s’amuser, son meilleur passe-temps, c’était de travailler, de résoudre des problèmes. Et il était très généreux. N’importe qui pouvait lui demander quelque chose, et il le faisait sans jamais demander à être payé. Il était très convivial, mais il ne cherchait pas vraiment les contacts. En revanche, quand une rencontre se produisait, il pouvait être absolument charmant.
Il travaillait comment ?
D’habitude, sur une simple feuille A4. Il n’a jamais possédé de bureau d’architecte. Où qu’il aille, il s’entourait d’équipes locales, de consultants sur place. Ainsi, il n’avait ni contraintes, ni responsabilités administratives, ni entraves : aucune
« liability », comme il disait. Petit à petit, il formait ses collaborateurs, qui eux-mêmes devaient former promoteurs, constructeurs ou ouvriers. Ainsi, sur des projets qui duraient des années, il conservait les mêmes équipes et donc l’expertise acquise. Pour lui, le rêve était de pouvoir travailler avec la liberté totale de créer ce qu’il voulait, sans contraintes, comme dans le cas de Cayalá, où la famille propriétaire de la terre assurait l’indépendance financière nécessaire. Car d’habitude, les développeurs doivent avancer vite pour rembourser leurs intérêts au plus vite, ce qui limite la qualité de leur travail.
Est-ce pour cela qu’il aimait travailler pour les élites, en l’occurrence sur le Poundbury (extension néoclassique de Dorchester) du Prince de Galles ?
Il ne choisissait pas de travailler uniquement pour des élites. Ce sont plutôt les élites qui faisaient appel à lui. Mais lui, il n’était pas élitiste. Il admirait les élites anciennes, conscientes de l’importance des valeurs symboliques de l’architecture. Aujourd’hui, c’est différent. Les élites accèdent souvent au pouvoir uniquement par l’argent. Elles n’ont, pour beaucoup, ni le goût, ni la culture, ni la conscience de l’importance de certains aspects fondamentaux de l’architecture et de la ville. Pour lui, l’esthétique d’un lieu n’avait rien à voir avec une mode quelconque.
Il était très proche du roi Charles III ?
Ils s’estimaient beaucoup et avaient vraiment partagé, à l’époque, la lutte contre tous pour bâtir leur ville modèle, Poundbury. Cela étant, on n’est pas de leur classe et il faut le garder en tête. Mais je crois que si Charles l’aimait beaucoup, c’est parce que Léon se comportait à sa hauteur. Personne ne lui disait la vérité, et Léon lui faisait part de ses critiques avec franchise. Pour son anniversaire et pour Noël, nous recevions toujours une carte adressée à lui et à moi, signée du roi, à laquelle nous répondions chaque fois. Nous nous voyions deux fois par an, lors des visites de chantier à Poundbury. Et quand Charles est devenu roi, Léon a été le seul membre de l’équipe invité à son couronnement. Par la suite, le roi l’a convié, avec ses plus proches collaborateurs, à prendre le thé au château de Windsor. Il leur a montré sa nouvelle demeure. Je pense que c’était sa manière d’indiquer à son entourage les personnes auxquelles il voulait donner un accès privilégié. Quand Léon est tombé malade, il a voulu, un moment, lui écrire : « Maintenant, moi aussi, je suis malade. » Mais lorsqu’il a su que sa maladie était incurable, il s’est ravisé : « Je ne peux tout de même pas lui écrire que je meurs. » Après sa mort, j’ai reçu de magnifiques fleurs du roi Charles, accompagnées d’une lettre très émouvante. Il y écrivait que Léon allait énormément lui manquer, et qu’il ne trouverait jamais quelqu’un comme lui.
Vous êtes historienne de formation. Vous avez rencontré Léon Krier en quelle année ?
Nous nous sommes rencontrés en 1976, lorsqu’il a donné une conférence à Palma de Majorque, à l’Ordre des architectes. À l’époque, je participais à des projets de réhabilitation urbaine en Espagne, avec l’idée de maintenir les habitants en place, pas seulement une coquille vide, afin de préserver l’essence même des lieux. Il fallait savoir, par exemple, combien d’équipements ou d’infrastructures existaient pour la population locale, ou encore analyser les typologies architecturales historiques et autochtones de la ville. Léon a toujours été guidé par des concepts sociaux. Pour lui, la structure des rues et des villes représentait l’espace public, qui constituait la base même de la démocratie. C’est ce qui permettait aux gens de se rencontrer physiquement, de se mélanger, indépendamment de leurs croyances, de leur âge ou de leur classe sociale. Il a fait le lien entre ce qu’on appelle en anglais le public space et le common good. Pour lui, c’était exactement le domaine public, la structure physique qui permettait ou empêchait que ces échanges sociaux aient lieu.
Vous aviez épousé le réalisateur américain Whit Stillman et collaboré avec lui sur sa célèbre trilogie.
Oui. Avec Whit, notre approche pour entrer dans le monde du cinéma était complètement amateure. Il avait vendu notre appartement et obtenu un peu d’argent, qu’il a investi dans l’écriture de son scénario. Il l’avait rédigé alors que je travaillais encore à la télévision espagnole à New York, où j’étais éditeur de postproduction. Mon rôle consistait surtout à gérer les images. Puis mon mari américain a décidé de réaliser lui-même son film. J’ai dit immédiatement : « Oui, vas‑y, faisons-le ! »
Et ce film, c’était Metropolitan…
Metropolitan, en effet. Moi, je m’occupais de chercher les lieux de tournage et tout ce que l’on pouvait obtenir gratuitement: des robes, des habits, et surtout des décors. Pour les appartements, il fallait d’abord convaincre les propriétaires. Parfois, il fallait improviser avec ce que nous avions. Ma belle-mère possédait un rouleau de tissu de Damas très joli ; je devais recouvrir deux sièges pour aller avec un sofa. Le lendemain, tout devait être remis en place. Whit était ravi d’être lié à Léon, malgré notre divorce et mon mariage avec lui. Il a souvent parlé de lui sur les réseaux sociaux. Encore récemment, il a partagé l’annonce de la messe commémorative qui a eu lieu à l’église Saint-Michel le 25 octobre dernier, retransmise en ligne. Léon voulait une voix féminine accompagnée de musique, et c’est exactement ce que nous avons obtenu. La chanteuse, Annabelle Cardron, est la fiancée de Liam O’Connor, l’un de ses jeunes assistants au début du projet de Poundbury. Quand Léon était déprimé par toutes les critiques liées à Albert Speer (le scandale autour de la publication d’une monographie sur l’architecte nazi, ndlr), Liam venait chaque matin et lui demandait : « Qu’est-ce qu’on va faire ? Qu’est-ce qu’on a à faire ? » Le programme musical était en grande partie celui que Léon avait préparé avec la chanteuse. Léon avait rêvé d’être musicien et possédait de grandes compétences, surtout dans le domaine visuel et musical.
Avait-il des enfants ?
Il disait toujours : « Heureusement que je n’ai pas d’enfant ». Pourtant, il découvrait les enfants à travers mes petites filles. Il n’avait jamais voulu avoir d’enfant ni fonder une famille. Et pourtant, il les observait avec une grande attention. Depuis l’arrivée de la plus âgée, c’est comme s’il découvrait les enfants. Il répétait : « Mais tous les enfants sont beaux ». Il aimait les enfants, non seulement pour leur beauté, mais aussi pour leur intensité, leur clarté et leur franchise. Il se plaçait à leur hauteur, dans une relation d’égal à égal, sans se soucier du fait qu’ils étaient encore petits et parfois hors de toute logique. Cela étant, il n’avait pas à supporter leurs pires moments (rires).
Réfléchissait-il parfois à l’héritage qu’il allait laisser derrière lui ?
Il avait le sentiment d’avoir déjà accompli beaucoup et pensait qu’il était temps de laisser la nouvelle génération prendre le relais. Le vrai problème aujourd’hui, disait-il, réside dans les régulations, les assurances et le financement. Chaque étape est bloquée par des règles contradictoires. Si ce n’est pas conforme aux normes, l’assurance ne couvre pas ; et sans assurance, la banque ne finance pas. Pour lui, la lutte devenait surtout politique : la tension entre grande et petite échelle, entre grandes capitales et petits entrepreneurs, et la lourdeur bureaucratique de l’investissement. Léon trouvait étonnant que la profession ait longtemps conservé, à travers les écoles d’architecture, un monopole strictement moderniste sur l’idéologie et le style. Il se réjouissait maintenant que les jeunes sachent exactement quoi faire.