Théâtre

Troublant portrait de femme

d'Lëtzebuerger Land du 31.01.2020

Actuellement à l’affiche du Théâtre National du Luxembourg (qui en ce début d’année a troqué ses traditionnels bancs pour de confortables fauteuils), le spectacle La vieille qui marchait dans la mer part du roman de Frédéric Dard alias San-Antonio, auteur prolifique et à succès. Écrit en 1988, ce roman, revisité en 1991 pour le cinéma, n’avait jamais été adapté pour la scène. C’est chose faite grâce à Katia Scarton-Kim (familière du Théâtre du Centaure), qui en signe aussi la mise en scène.

Avec une écriture raffinée (parfois un peu vieillotte) et rude, un humour incisif et des mots très crus et très directs, La vieille qui marchait dans la mer mêle une histoire rocambolesque et un conte cruel liant comédie et drame, ridicule et tendresse, légèreté et profondeur. Tout en racontant les aventures déroutantes d’un « trio amoureux », aussi improbable que délirant, Frédéric Dard se frotte, sans s’encombrer du politiquement correct, à des thèmes existentiels comme la vieillesse et la mort, le désir et la sexualité, le temps qui passe et la fragilité de l’être, l’enfance et les traumatismes, tout en balayant des sujets de société comme la religion, l’argent ou la morale.

Lady M. (étonnante et rayonnante Marja-Leena Junker dans ce rôle de vieille femme à la fois forte et fragile), escroc hors pair, mène sa barque avec son compagnon de route Pompilius (attachant Jacques Roehrich dans un personnage décalé, à la dégaine de mafioso des seventies). « Il a été mon amant, il est resté mon complice » dit-elle de cet ancien diplomate roumain avec lequel elle partage le quotidien (gestes intimes et paroles obscènes) et parcourt le monde pour déplumer les plus riches. Mais les années filent et la vieillesse a déjà fait ses ravages. À 85 ans, celle qui a mis les hommes à ses pieds, excentrique et resplendissante dans ses robes de diva, doit désormais s’appuyer sur une canne et soulager ses maux avec des bains de mer. Sur une plage de Guadeloupe, elle fait connaissance avec Lambert (convaincant Lionel Liégeois), jeune plagiste de 25 ans, sorte de gigolo assez banal et sans horizon. Cette rencontre éveille en Lady M. les désirs les plus intimes dans une sorte de pied de nez à la mort. Il deviendra son unique amour, l’arnaqueuse trouvant en lui un héritier, au grand désespoir de Pompilius qui, délaissé puis finalement trahi, finira par se suicider. Pour Lambert, c’est une nouvelle vie, faite de voyages, d’escroqueries et de faste, mais aussi d’émotions comme en témoigne son attachement naissant pour cette Lady M. toujours plus déconnectée de la réalité et qui se révèlera dans une bouleversante confidence (récit poignant du traumatisme de l’enfance).

Si pendant les premières minutes du spectacle l’on a un peu de mal à entrer dans l’histoire, le trio parviendra avec un bel élan à nous entraîner dans ses aventures romanesques, drôles ou pathétiques, décalées ou émouvantes (comme la scène des roses rouges à Manhattan). Marja-Leena Junker confère à Lady M. une belle humanité et nuance ce personnage pris entre moments d’euphorie, moments de solitude où elle interpelle dieu et moments de grande fragilité.

Dans une mise en scène délicate et suggestive, Katia Scarton-Kim réussit à trouver un bel équilibre entre excès (situations cocasses, échanges nourris des personnages, costumes hauts en couleur…) et économie de moyens, en s’appuyant sur l’espace élargi du plateau, les lumières expressives (de Zeljko Sestak) et la scénographie dépouillée (de Christian Klein) : le décor composé de quelques éléments (une jetée, un lit, d’amples rideaux blancs) ne changera pas tout en se transformant pour représenter des lieux multiples (plage, aéroport, palais à Marbella, hôtel à Manhattan…). Musique et sons pluriels (belle création de Samuel Reinard) ont ici toute leur place et donnent vie d’une façon toute cinématographique aux moult atmosphères de ce voyage rythmé par les résonances de la mer qu’on entend dès l’entrée en salle. Avec légèreté et profondeur, La vieille qui marchait dans la mer est un spectacle d’une troublante vérité sur le cours de l’existence et les ravages du temps. À voir.

La vieille qui marchait dans la mer, roman de San-Antonio/Frédéric Dard adapté et mis en scène par Katia Scarton-Kim, est un spectacle interprété par Marja-Leena Junker, Lionel Liégeois et Jacques Roehrich. Produit par le Théâtre National du Luxembourg, coréalisé pour la diffusion par Swing ! Compagnie théâtrale Nancy, il a été créé le 23 janvier 2020 au TNL, où il est à voir les 2 (à 17 heures) et 4 février (à 20 heures) avant d’être présenté le 18 juin (à 20h) au Cube 521 à Marnach ; www.tnl.lu.

Karine Sitarz
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