Crise chypriote

Un autre regard

d'Lëtzebuerger Land du 17.05.2013

Parfois, les temps changent tellement vite que la plupart des individus sont souvent pris de court par des événements qui risquent d’avoir des répercussions géopolitiques. Par exemple, qui avait prévu la chute du mur de Berlin ? Comme le monde a changé en seulement vingt ans. La croyance en la stabilité du monde est une tendance psychologique profondément ancrée dans le système cognitif. Cela dit, les événements des cinq dernières années ont bousculé la zone de confort dans laquelle se trouvaient les dirigeants européens. À cet égard, la crise chypriote et les décisions de la troïka (Banque centrale européenne, Fonds monétaire international et Commission européenne) revêtent un intérêt majeur. Il s’agit de faire payer les déposants et nous nous intéressons, ici, à l’analyse des arguments avancés ainsi que les éventuels répercussions géopolitiques.

Le Global Russian Business Meeting, qui a eu lieu à Limassol les 14 et 15 avril derniers, a été l’occasion de tâter les pouls. Le Président Nicos Anastasiades, ainsi que le représentant de l’église orthodoxe, Chrysostomos II, ont rappelé les liens étroits entre la Russie et Chypre, dus en grande partie aux racines orthodoxes de leurs religions respectives. Le Président a souligné que Chypre avait été traitée de manière injuste par l’UE. Le point fort de la réunion a été l’annonce par le Président que les citoyens russes qui avaient perdus plus de trois millions d’euros auraient droit au passeport chypriote. Par ailleurs, il annonça que le ministère des Affaires Étrangères allait partir à Moscou pour préparer les futures discussions avec le Président russe, Vladimir Poutine. La crise chypriote risque donc d’entraîner de sérieux mouvements géopolitiques.

Il n’est pas inintéressant d’analyser la manière dont la crise est perçue en Europe de l’ouest, la vieille Europe. Chypre est décrite comme étant une zone offshore où est localisé l’argent « sale » des Russes. Notons, tout d’abord, que les affabulations autour du soi-disant argent « sale » sont largement exagérées. Par ailleurs, comment peut-on faire de l’argent « propre » dans un environnement complètement instable que fut la Russie des années 1990 ? C’est d’ailleurs pour se mettre à l’abri de brusques changements légaux et politiques que les hommes d’affaires russes ont choisi de placer leur fonds dans des zones à l’extérieur de la Russie. Enfin, Chypre est à l’intérieur de l’Union européenne et se doit de respecter les normes et lois européennes.

Quel va être l’impact de la décision d’imposer les dépôts ? Notons que cette décision n’aurait jamais été imposée à l’Espagne ou l’Italie. Rappelons en passant que la BCE a acheté de la dette espagnole pour empêcher l’accroissement des taux d’intérêt sur la dette de Madrid. On voit là à quel point la politique est asymétrique en termes de traitement des pays membres de l’Union européenne. On peut comprendre que si Chypre était une zone offshore avec de l’argent « sale », il serait quelque peu déplacé qu’elle soit soutenue avec l’argent du contribuable. En vérité, l’origine du problème est beaucoup plus profonde. Elle commence avec l’entrée de la Grèce dans l’UE, avec des données d’endettement falsifiées. Il faut savoir que les dettes souveraines sont en principe considérées comme sans risque, notamment dans la régulation bancaire internationale, ce qui signifie que le capital dont la banque doit disposer pour s’assurer contre des chocs est minime. D’où le fait que les banques européennes aient investies dans les obligations grecques. Les banques chypriotes, vu leurs liens étroits avec la Grèce, ont fait de même. C’est le pseudo-défaut de la dette grecque qui est à l’origine de la crise chypriote et non pas les fonds en provenance de la Russie.

L’argument du soi-disant blanchiment d’argent est d’ailleurs utilisé pour faire pression sur d’autres pays, comme la Lettonie, qui pourrait bénéficier de la relocalisation des fonds. Or, l’argument est fallacieux, car aucune banque n’a jamais fait faillite parce qu’elle reçoit des dépôts. Le Luxembourg aussi est sous pression, notamment en ce qui concerne la transparence. Cela dit, le Luxembourg peut potentiellement bénéficier de la crise chypriote, notamment en raison du traité de double imposition avec la Russie, en vigueur depuis le début de l’année. Certains scénarios envisagés seraient les rapatriements des fonds vers Singapour via Dubaï. À moyen terme, il se pourrait que les fonds soient rapatriés à Moscou, ce qui serait probablement le scénario préféré des autorités russes, notamment en raison du projet de développement d’une place financière à Moscou. Ceci suppose cependant que les autorités russes développent rapidement un cadre légal plus « moderne » pour les fonds.

Cette sous-crise dans un petit pays État membre de l’UE n’est pas à sous-évaluer. À court terme, il semble que la situation se soit apaisée. Cela dit, cette crise, parce qu’elle aiguise les dissensions culturelles à l’intérieur de l’UE, risque aussi de mener à des changements géopolitiques. Vu leur religion orthodoxe, les Grecs et les Chypriotes sont culturellement très proches des Russes. Et les Chypriotes se sentent lésés par les décisions par l’UE. Pour le moment, l’UE reste l’option la plus intéressante, mais avec le développement de l’Union euro-asiatique que la Russie compte développer avec des anciens pays membres de l’ex URSS, cette dernière risque à terme d’attirer les Chypriotes. Ceci risquerait de déclencher une dynamique qui pourrait inciter certains pays à rejoindre une zone euro-asiatique en développement.

L’auteur est professeur associé en Finance, ICN Business School
Michel Verlaine
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