Réminiscences des crises dans l’art et la culture

Cri(s)er

d'Lëtzebuerger Land du 23.03.2012

C’est par cette poésie en prose que le peintre norvégien Edvard Munch a lui-même interprété son tableau intitulé Skrik (Le Cri). Peint pour la première fois en 1893, puis repris pendant des années sous différents formats et techniques, cette transcription d’un cri, est devenue l’une des images les plus connues de notre ère, un symbole. Entaille dans le silence de la toile, l’expression pétrifiée d’angoisse de la bouche, des mains qui saisissent le visage et de l’ondulation de tout le corps, hurlent à faire éclater l’unité de la figure, et par-delà, des siècles de peinture réaliste. Comme dans un transfert des sens, Munch rend précisément audible, avec sa peinture, un médium par définition muet.

Si toutes les révolutions artistiques du siècle passé n’ont pas fait rentrer officiellement l’image ou le son d’un cri dans un musée, une salle de concert ou un cinéma, il y a bien souvent un cri en amont ou dans la périphérie de la nouveauté artistique, et du labyrinthe qui y mène. Que ce soient les huées d’une bourgeoisie scandalisée, lors de la création mémorable du Sacre du Printemps d’Igor Stravinsky à Paris en 1913, ou les hurlements insoutenables de Laura Palmer dans la scène finale de la Black Lodge, au dernier épisode de la série télévisée culte Twin Peaks de David Lynch, l’histoire des arts au XXe siècle est comme scandée entre ses lignes, par un contrepoint de cris. D’une expiration à l’autre, il s’agit ici de relater certains moments phares de cette partition.

« L’expérience monstrueuse au niveau cosmique de notre génération se crée, dans le drame, le langage de son destin et de sa volonté. Le drame est l’expression spirituelle de notre temps. L’homme d’aujourd’hui lira le drame comme on lisait, hier, des contes. » Lorsque l’auteur de théâtre Ludwig Rubiner écrit ces quelques lignes en avant-propos de sa pièce Les Non-violents, parue en 1919, l’écho du tableau de Munch n’a pas fini de résonner. L’expressivité qu’il a introduite de manière visionnaire a envahi tous les domaines de l’art, de la cimaise à la scène. La dissolution du moi, la traversée des méandres de l’âme et l’extériorisation des troubles intérieurs les plus cachés, sont autant de manières de décrire un geste qui touche, en miroir des découvertes de la psychanalyse, des bouleversements sociaux et de la montée des tensions prémonitoires de la guerre, les différents champs opératoires de la création. Lorsqu’il y a cri, il y a moment de rupture, scission, quand bien même la respiration d’après, rattrape la vie, comme pour se reposer de ce souffle cathartique.

Quarante années après l’acte fulgurant et fondateur de Munch, l’expressionnisme au sens historique du terme se conclut, dans le domaine de la musique cette fois, par un autre cri. Celui de Lulu, au troisième acte du célèbre opéra éponyme du compositeur viennois Alban Berg. Entamé en 1928 et laissé inachevé à la mort du musicien en 1935, l’opus inspiré de deux tragédies de Frank Wedekind, L’Esprit de la terre et La Boîte de Pandore, relate en trois tableaux l’ascension et la déchéance d’une femme, créature singulière et protéiforme. Tour à tour bête de cirque, épouse, maîtresse, modèle de peintre, danseuse, prisonnière et prostituée, elle tue ses trois amants. La moitié de l’opéra ainsi écoulée, ils reviennent, après la projection d’un film qui sert de miroir, sous un autre visage, pour anéantir cet ange diabolique.

Crier à l’opéra est en regard des conventions, un geste hors norme, un quasi contresens. Hurler oui, mais pas crier ! En effet, à quelques exceptions près, l’histoire du genre lyrique n’a eu de cesse de développer, malgré l’ampleur des décibels, un langage qui esthétise toute vocalité. Avec Berg – Richard Wagner, puis Arnold Schönberg, ayant tous deux en quelque sorte, directement ouvert la voie –, la rupture est nette et le retour en arrière exclu. Le cri final de Lulu, le Todesschrei (Cri de mort), comme indiqué dans la partition, met un point d’orgue à la traversée d’un spectre vocal, d’une amplitude jamais atteinte jusqu’alors dans le cadre d’un opéra. Dans sa dernière œuvre, Berg use aussi bien du parlé libre avec ou sans musique, du parlé rythmé, du parlé chanté et de toutes les variantes du chant classique, allant de la note tenue jusqu’à la virtuosité du Bel Canto.

Lors de la création légendaire en trois actes en 1979 à l’Opéra de Paris – la partition ayant été achevée par Friedrich Cerha sur base des particelles restantes – le metteur en scène Patrice Chéreau sculpte pour l’interprète principale, la sublime Teresa Stratas, une incarnation faisant osciller la protagoniste entre l’enfant, la bourgeoise raffinée et la putain tantôt sournoise, tantôt soumise. De Klimt à Schiele, c’est toute l’iconographie de la Vienne de l’Apocalypse joyeuse qui défile. Et lorsque Lulu hurle ce « Nein » final, Teresa Stratas arque tout son corps, telles, à l’époque, les patientes de Charcot à la Salpêtrière. Statufiée pour un instant dans une pose proprement hystérique, elle exhibe comme le voulait Alban Berg, un corps à la fois en deçà et au-delà de l’humain. La production, dont il n’existe aucune captation officielle, est considérée comme un jalon dans les révolutions scéniques du XXe siècle. Après Chéreau et ce cri de Stratas, il est inconcevable – malgré l’effronterie de certains metteurs en scène passéistes – d’omettre la primauté du corps, ou du moins de la gestuelle, sur une scène d’opéra.

À l’époque où Alban Berg entame sa partition, le cinéma fait également du cri, un rouage dramaturgique. Dans Le Cuirassé Potemkine, sorti en 1925, le réalisateur Sergueï Eisenstein n’hésite pas dans la scène du grand escalier d’Odessa, pour montrer la violence sans retenue des soldats de la garde tsariste tirant sur la foule, à enchaîner près d’une dizaine de cris, dont celui, déchirant, d’un enfant, puis, plus tard, celui d’une mère aux allures de Pietà. Le tableau, qui révèle à lui seul, l’extrême inventivité d’Eisenstein, se conclut sur la fameuse image d’une nurse, dont le regard suit avec effroi un landau dévalant les marches, avant qu’elle ne se fasse éborgner. Coup de maître du cinéaste russe, il substitue comme par une synesthésie de l’horreur, le hurlement du nouveau-né, par l’œil ensanglanté de la vielle femme. Si, à l’inverse de l’opéra, tout est muet ici, l’image, dans la continuité de Munch, semble là encore, transcender au prisme de l’expression de ces visages, la capacité même du sonore.

Après 1945 et son atroce infinité de cris, bien des artistes s’engagent dans une démarche en prise directe avec la vie, déjouant le sens même de la notion de fiction. Incisant le cœur du réel, l’art hors limites du corps et de la performance développé par Marina Abramovic et Ulay dans les années 1970-1980, est lui aussi marqué dans sa trajectoire par un cri, qui raconte en quelque sorte l’urgence extrême de cet engagement. Deux années après avoir entamé leur relation passionnelle et un travail sans compromis, le couple propose dans la série des Relation Works (1976-1980) la performance AAA-AAA (1978). Comme toutes leurs actions, elle suit un canevas simple mais précis : « Nous sommes face à face, chacun de nous produisant un son en continu. Nous faisons lentement monter la tension, nos visages se rapprochant jusqu’au moment où nous crions dans la bouche de l’autre. » L’acte, d’une durée de quinze minutes et dont seules, quelques photos et une captation brute subsistent, constitue un emblème de la quête cathartique des deux artistes.

Sonder, canaliser et exprimer les tréfonds de l’être, à travers des rituels qui ont trait à un quotidien mystifié, voilà le programme réactivé sans cesse, et relaté comme suit par Marina Abramovic : « Ce qu’il y a de plus important, c’est que plus on plonge profondément en soi en tant qu’artiste, plus le travail devient universel. Il faut que nous soyons comme des miroirs, afin que les spectateurs puissent se projeter en nous. (...) Ce n’est pas la douleur elle-même qui compte. Nous n’avons jamais rien fait pour le plaisir de la douleur. Nous étions à la recherche d’une clé, d’une façon de pénétrer dans le corps, d’ouvrir quelque chose, ce qui est un désir provenant d’un autre côté de la vérité ou de la réalité. »

Au moment où le Body Art tente de rendre sa valeur au corps émotionnel, les médias, et plus précisément la télévision, s’engagent dans une voie quasiment opposée. Du reportage de guerre à la photo d’un accidenté, le flux croissant d’images, a priori insupportables, et sa présentation à peine contextualisée, mène à une véritable anesthésie des sens. De manière latérale, c’est précisément ce que pointe du doigt, avec un dernier cri, l’artiste israélien Absalon dans sa vidéo Bruits.

À la différence de Marina et Ulay, dont la captation n’est qu’une trace, Absalon choisit délibérément le document filmé comme support. Sur l’écran, au format portrait, un jeune homme – l’artiste – les cheveux courts, une simple chemise blanche, fait face à la caméra et crie, inspire et crie à nouveau, crie et re-crie, pendant trois minutes et vingt trois secondes. Libérant l’expression d’une rage à la fois insoutenable et glaciale, il est comme emmuré dans l’image, inatteignable. Cette pièce d’une rare intensité, qui ouvre en quelque sorte sur le XXIe siècle, en dit long sur la portée, de plus en plus éphémère du cri. Au fond, comme l’indique son titre, l’artiste ne fait dans cette vidéo totalement autobiographique, rien d’autre que du bruit. Nous sommes en 1993, Absalon a alors 28 ans et c’est sa toute dernière œuvre. Il le sait. Il mourra peu de temps après du Sida.

Au moment de me lancer dans une conclusion, qui ne peut en être une, tant il y aurait à écrire sur la portée du cri et sa nécessité, je songe que Schopenhauer avait bien tort de déclarer que « dans l’art plastique, la représentation du cri en lui-même est tout à fait déplacée, tout à fait impossible ». Puis, tout d’un coup, je me rappelle aussi d’une courte histoire, que ma mère m’a racontée : Il y a 34, voire 35 années, elle me tenait dans ses bras. J’étais alors tout petit, et ne devais manifestement pas avoir envie de rester dans cette pâtisserie chic et célèbre de notre capitale, où elle avait eu l’idée d’aller simplement acheter – même pas savourer sur place – une tartelette ou un éclair. Mes pleurs qui évoluaient crescendo vers des braillements assez assourdissants, ont du fortement perturber l’ambiance et les quelques Bomi fardées et installées à juste titre au salon de thé, comme bien des après-midi. L’une d’entre elles, moins patiente et particulièrement irritée, s’est approchée de la caisse et de ma mère, en lui disant avec force et autorité « mais foutez-lui une baffe qu’il se taise enfin ! » Cette anecdote digne d’une pouponnière et qui risque certainement de faire sourire bien de nos lecteurs, me pousse à un constat assez dérangeant : celui qui crie pour se faire entendre, mérite avant tout qu’on lui écrase la gueule pour qu’il se taise ! Et bien, espérons que dans certains pays plus lointains, où les « baffes » tombent encore et toujours, l’individu, comme le peuple, criera plus fort encore, et se fera entendre.

« J’étais en train de marcher le long de la route avec deux amis – le soleil se couchait – soudain le ciel devint rouge sang – j’ai fait une pause, me sentant épuisé, et me suis appuyé contre la grille – il y avait du sang et des langues de feu au-dessus du fjord bleu-noir et de la ville – mes amis ont continué à marcher, et je suis resté là tremblant d’anxiété – et j’ai entendu un cri infini déchirer la Nature ».
Stéphane Ghislain Roussel
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