Des sons montent de la fosse, des voix s’élèvent, et s’y mêlent les couleurs de Nitsch, coulures et jets

Émotions et explosions chromatiques

d'Lëtzebuerger Land du 06.08.2021

La langue associe de la façon la plus heureuse les deux, le même qualificatif, la musique et la peinture réunies. Baudelaire a définitivement fixé la synesthésie, faisant même rejoindre l’odorat (le mentionnant en premier) les deux sens de la vue et de l’ouïe : Les parfums, les couleurs et les sons se répondent/ Dans une ténébreuse et profonde unité. Cela soit dit de suite, l’autre soir, à Bayreuth, dans le Festspielhaus, rien de ténébreux, ce fut au contraire l’éclat le plus lumineux. Et ajoutons aux correspondances, le beau chiasme de la langue allemande, évoquant Klangfarben et Farbklänge.

Es ist gegen Abend, starkes Gewitter, im Begriff sich zu legen : toutefois les vents continuent à souffler fort, ça fouette, à en juger d’après les attaques des archets, et les cordes des contrebasses sur le point de craquer. Alors qu’on était entrés dans un Festspielhaus que la pandémie ne permet que de remplir à moitié, avec une scène ouverte, de blancheur pure, des toiles hautes de quelque huit mètres pour faire le fond, par terre une toile immense, et à côté, bien rangés, des seaux, des pots de peinture, des balais, et devant des chaises très simples pour le chanteurs de cette Walküre toute nouvelle, tout originale : Pietari Inkinen au pupitre, Hermann Nitsch à l’autre direction, Farbenregie au lieu de Personenregie. Peut-être à l’endroit même où autrefois prenait place Cosima Wagner.

Les assistants font couler, dégouliner les premières traînées, des filets minces, les coulures s’épaississent, du vert, du bleu, du violet. Au sol, d’autres jettent les mêmes couleurs, dans des gestes qui font se couvrir, très vite de plusieurs couches, une toile qui change sans cesse. De la couleur à satiété, face aux émotions de Siegmund (Klaus Florian Vogt, solide et poignant) et de Sieglinde (Lise Davidsen, rayonnante), couple de frère et de sœur, contre Hunding (Dmitry Belosselsmiy, sombre et menaçant).

Voici l’explosion de couleur rouge, amour, violence non moins, si chère à l’Aktionsmaler quand le rideau du premier acte tombe, mais dans cette version de concert les deux amants se tombent à peine dans les bras l’un de l’autre. L’année prochaine, il faut y croire, on verra le Ring du metteur en scène autrichien Valentin Schwarz, prévu déjà en 2020. Du jaune, de l’orange, pour Wotan (Tomasz Konieczny, remplaçant convaincant de Günther Groissböck) et Fricka (Christa Mayer, épouse de poigne), mais ce sera l’invasion inexorable du noir, véritable inondation, quand Wotan évoquera la fin qu’il appelle de ses vœux ; Nitsch l’éclairera de blanc, pour pousser à un autre dramatisme à la mort de Siegmund.

Pour le Walkürenritt, de l’allant, un climat plus léger, plus alerte, plus chaleureux, l’apogée picturale, elle, viendra au moment où Wotan clouera sa fille Brünnhilde (Irene Theorin), punie pour désobéissance, au rocher, et appellera Loge à l’entourer d’un rideau de feu. Des seaux entiers de peinture rouge sont jetés contre les toiles verticales, des flammes s’y épanouissent telles des bouquets de fleurs.

Comme à la fin du deuxième acte, Hermann Nitsch a alors recours à un moment saisissant de son Orgien-Mysterien- Theater, la crucifixion, ensemble mort, promesse de renaissance, ou simplement affirmation de vie. Une jeune femme est étendue au milieu de tant de peinture, derrière, contre le déferlement des flammes, contre l’incendie, un ostensoir est brandi. Suit un long moment de silence quand le rideau tombe, chose rare au Festspielhaus où la musique a toujours du mal à aller au bout de son effet, c’est après seulement que les huées viennent se mêler à leur aux applaudissements.

P.-S. À défaut de Ring complet, à côté de cette Walküre, d’autres initiatives ont rendu l’œuvre majeure présente sur la colline : un opéra en plein air, contemporain, décapant, dans le parc, de Gordon Kampe, qui fait faire le procès de Loge, dieu fourbe entre tous, à Erda ; une expérience 3D offerte aux visiteurs appelés à combattre le dragon à la place de Siegfried, suivant Jay Scheib, choisi pour Parsifal en 2023 ; enfin une sculpture de l’artiste japonaise Chiharu Shiota, faite des fils des nornes.

Lucien Kayser
© 2024 d’Lëtzebuerger Land