Exposition

Le corps-apesanteur

d'Lëtzebuerger Land du 24.01.2020

Associer Auguste Rodin et Bruce Nauman ? Un siècle les sépare. Qu’ont-ils en commun ? On sait l’obsession d’Auguste Rodin pour le corps en mouvement au point de donner vie à un vrai fantasme contrôlant à la fin du XIXe siècle : un zoo humain où les corps se meuvent et Rodin de chercher la meilleure façon de le rendre vivant. Bruce Nauman s’empare lui aussi du corps, des corps, les rend en apesanteur, se met en scène. La belle exposition Rodin/Nauman au Saarlandmuseum rend hommage aux travaux pionniers des deux sculpteurs. Et l’on découvre au fil des salles que les deux artistes partagent beaucoup. Revue des parallèles.

Mouvement Le mouvement, essentiel dans la sculpture d’Auguste Rodin, fait parfois convulser ses modèles, aux prises avec des forces supérieures. Le modèle se tord et se cabre. Le socle, sur lequel il reposait jusqu’alors, vacille. L’espace est réinvesti au profit de l’invention de véritables tableaux (Das Höllentor) et fait une place au spectateur, immergé dans l’œuvre. Le rapport au regardeur nourrit plus d’un siècle plus tard le travail de l’artiste et sculpteur Bruce Nauman. Les objets ont remplacé les hommes et tournent maintenant sur eux-mêmes, matérialisant la société de consommation et la somme des incommunicabilités à laquelle on doit faire face chaque jour. Le rapport à l’espace, au regardeur et au regardé, au montreur et au montré, est exploré. À l’image de son Karussell (1988), les objets-sculptures de Nauman tournent sur eux-mêmes comme en apesanteur. Quant aux têtes de ses modèles, Ten Heads Circle Up/Up and Down (1990), elles renforcent cette incommunicabilité. L’influence de la philosophie du langage de Wittgenstein pointe à travers l’impossibilité à structurer clairement un monde non clos mais ouvert.

Conflit psychique Cette impossibilité rend parfois les travaux des artistes volontiers insolites comme lorsque leurs sculptures matérialisent les frontières du conflit psychique : Der Gedanke (1886) de Rodin, portrait de Camille Claudel, rend prisonnière la sculptrice tandis que dans Five Pink Heads in the Corner (1992) les visages sont volontairement orientés vers le mur. Les deux artistes se consacrent ainsi intensivement aux émotions et aux conflits psychiques qui peuvent encourager mais aussi freiner l’homme dans ses actions. Dans la performance vidéo Art Make-Up (1967), Bruce Nauman se prend pour propre modèle. Se frictionnant consciencieusement avec de la peinture de différentes couleurs (la blanche demeurant la plus intrigante), il constitue l’œuvre d’art. Dans Self Portrait as a Fountain (1966-1967), il questionne le rôle traditionnellement dévolu à l’artiste. Le sculpteur n’est-il pas là pour considérer l’expérience, le fragment, l’infime ?

La poésie des fragments Auguste Rodin procède à une revalorisation du torse, du fragment, considéré comme l’un des principaux héritages qu’il a légués aux générations futures. Bruce Nauman travaille le fragment, le résidu, puis les monte avec une certaine radicalité. Die Kathedrale (1908) fait s’entrecroiser deux mains. Untitled (Hand Circle) (1996) en fait s’associer plusieurs en une même ronde dansante. Forte d’une sélection d’environ 140 pièces (sculptures, œuvres graphiques, dessins, installations, vidéos, néons et photographies), l’exposition permet un dialogue visuel entre ces deux immenses sculpteurs. Elle rassemble de nombreux chefs-d’œuvre mais aussi des travaux qui n’ont presque jamais été exposés à ce jour. L’essentiel des œuvres provient du Musée Rodin à Paris, mais également de nombreuses collections privées et publiques européennes, ce qui permet d’avoir une appréhension certaine du travail des deux artistes. Car le fragment, s’il est présent, n’est jamais isolé : il s’associe. Une poésie des fragments émerge alors. Il est en mouvement et c’est bien cette impression qui demeure, celle d’un corps-apesanteur.

L’exposition Rodin/Nauman à la Moderne Galerie du Saarlandmuseum dure jusqu’à ce dimanche,
26 janvier ; www.kulturbesitz.de.

Florence Lhote
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