Exposition

Les petits rats, les retraites Macron

d'Lëtzebuerger Land du 10.01.2020

Il arrive que l’actualité vienne altérer notre perception d’une exposition, la lecture d’un livre, la vision d’un film. Non pas que les œuvres changent, elles restent ce qu’elles sont, définitivement fixées, mais le contexte n’est plus le même ; entre les œuvres et le public que nous sommes, consommateurs, amateurs, ça ne fonctionne d’un coup plus de la même façon. Le regard est autre, quelque chose d’étranger est venu se mêler. Et voilà que les danseuses de Degas cèdent le pas aux petits rats de l’Opéra de Paris, pour la première fois de leur histoire sans doute sur les marches du Palais Garnier. C’en est fini de la légèreté que seules les dimensions de la toile empêchent de déborder, il reste la fragilité, plus accentuée dans la poudre des pastels. Mais les danseuses du corps de ballet, pour ces quelques tableaux du Lac des cygnes du parvis, sont aussi plus chaudement habillées, il faut braver le ciel gris et le froid. Un froid social qui règne de même, avec des calicots à l’arrière-fond, l’un dit la grève, l’autre annonce une culture en danger.

C’est pour le 350e anniversaire de l’Opéra de Paris que le Musée d’Orsay a organisé cette exposition consacrée à Degas, peintre des danseuses, certes, mais sa passion englobait bien sûr la musique, allait au spectacle en général, au spectaculaire de la scène. Et ce qu’il voulait saisir, dans ses images, c’était le ravissement, la magie, cet élan qui emporte dans une représentation ; c’était bien plus, un esprit qu’il pourchassait dans les répétitions, dans les coulisses. Où nous constatons alors, et l’impression peut se faire mordante, dans les monotypes, que l’atmosphère traduit tout autre chose, toutes sortes d’intrigues, dans la série des Petites Cardinal.

Les danseuses de Degas sont trompeuses. Tellement leurs mouvements semblent naturels, faits avec la plus grande facilité. Cela ferait presque oublier que c’est le résultat ensemble de travail et d’artifice qui en fait le charme, des deux, des gestes des danseuses, de ceux de l’artiste. Et qui penserait alors au fait que très vite, à un très jeune âge, les blessures chroniques guettent, tendinites, fractures de fatigue, douleurs aux genoux. D’où le régime spécial que la réforme du gouvernement abolirait, alors qu’il date de 1698, sous Louis XIV, et permet de tirer la révérence à 42 ans. On voit mal des prestations au-delà, jusqu’à 64 ans, sauf dans un dessin de Charlie Hebdo, au risque d’entendre claquer une jambe de bois, bruit sec et sonore contre les envolées de l’orchestre, lui aussi en lutte pour son statut.

Hors de l’universalité prônée, on avait vite fait en haut lieu de sortir et de privilégier telles fonctions régaliennes, liées à la puissance gouvernante, à sa garde. Étymologiquement, le corps de ballet, telles autres institutions culturelles, devraient avoir au moins la même considération.

Ah, l’actualité… S’il est une œuvre de Degas que tout le monde connaît, c’est cet assemblage gracieux de cire, de crin et de tissu, sa Petite danseuse de quatorze ans, seule sculpture de l’artiste exposée de son vivant, à la cinquième « exposition impressionniste », 1880-1881. Quatorze ans… mais c’était l’âge de Vanessa Springora au moment de sa liaison avec Gabriel Matzneff ; lui n’en était pas à sa première conquête de très jeune fille, et l’écrivain n’a jamais fait mystère de son attirance pour les très jeunes gens, il en a même fait ses livres, comme la Prunelle de mes yeux, chez Gallimard, en 1993, pour sa liaison justement avec Vanessa. Celle-ci, aujourd’hui, fait entendre sa voix à elle, dans le Consentement, chez Grasset, livre qui dans tous les sens du terme, tombe sur la tête du séducteur (ou prédateur, on jugera), et lui met même la justice aux trousses. Gabriel Matzneff a connu Vanessa dans un dîner, il fréquentait non moins les sorties des collèges. Retour à Degas, dans les coulisses, avec les admirateurs des danseuses. Ils portent la redingote, la tête couverte d’un haut-de-forme ; Matzneff, lui, une saharienne, le crâne rasé.

L’exposition Degas à l’opéra au Musée d’Orsay dure jusqu’au 19 janvier ; www.musee-orsay.fr

Lucien Kayser
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