Plusieurs livres paraissent autour de projets d’artistes : La documentation fait aussi partie du travail

Pas que des images

d'Lëtzebuerger Land du 13.12.2024

Trixi Weis, Wär daat alles?

Mine de rien, en trente ans d’explorations artistiques, Trixi Weis s’est immiscée dans le paysage culturel luxembourgeois. Sans grand fracas, parfois par la petite porte, parfois au milieu d’autres. À regarder les images d’archives qui nourrissent la monographie qui vient de paraître, puis à lire les textes, on mesure l’importance de ce travail artistique marqué par la liberté, le détournement du quotidien et la sensibilité pour supporter l’absurde. « À vrai dire, je n’avais pas imaginé ce livre. La possibilité d’une bourse m’a décidée, tout en sachant que ce ne serait pas suffisant », nous glisse-t-elle. Trixi Weis a en effet reçu une des bourses « Documentation d’artistes » que propose Kultur:LX pour mettre en valeur la carrière des artistes.

À 57 ans, Trixi Weis fait donc le point. Elle a convié une dizaine d’auteurs dans cet exercice, chacun analysant ou commentant un aspect de son travail. Beryl Koltz ouvre le bal avec une approche poétique qui en dit déjà beaucoup sur l’attachement aux objets, le sens de la fête et la manière de retenir l’éphémère. Avec Marie-Anne Lorgé, on se souvient de tout ce qui se mange dans les œuvres de Trixi depuis les pantoufles en meringue (sweet home, Prague, 1995) jusqu’à la Kamelleschmelz (Esch, 2022), en passant par le jardin comestible (Hortus, Luxembourg, 2005), ou les installations en sucre (empty emptiness, Dudelange, 2021). Loïc Millot s’intéresse à la manière dont l’artiste se met en scène, dévoilant sa quête personnelle de sens, ses errances et sa capacité à l’auto-dérision. Une thématique qu’approche aussi Danielle Igniti autour de l’exposition EGO (Dudelange, 2005). Avec Stéphane Ghislain Roussel, on revient sur les performances de Trixi, souvent filmées, qui convoquent le rythme et le temps qui passe et fuit.

Lucien Kayser pointe les installations dans l’espace et les bâtiments publics : City Clock au Kirchberg (2013), Leds au Lycée de Lallange (2016) ou Wandrosen fir Lenkeschléi sur une école de Dudelange (2023). Ensuite, plusieurs pages reprennent les images de scénographies que Trixi Weis a réalisées pour le théâtre et la danse (dès 1999), avant une conclusion de Jérôme Quiqueret sur le potentiel narratif des archives. Wär daat alles ? donne à voir toute la dimension protéiforme de l’œuvre de Trixi Weis, sans occulter son aspect contestataire, politique et féministe.

Luisa Maria Stagno, La fascinante histoire du pigeon de rue

Consacrer un livre entier aux pigeons est déjà surprenant. Un livre de photographies l’est encore plus. Luisa Maria Stagno (née en 1990 en Colombie) a monté le premier studio photo pour animaux de compagnie, au sein du 1535°. Elle y explore l’animal sous de nombreux aspects, fascinée qu’elle est par leur « étrange ressemblance avec notre propre existence ». Invitée à photographier les animaux au Centre de soins pour la faune sauvage, l’artiste a été pour la première fois confrontée aux pigeons qu’elle croyait être « peu inspirants ». C’était sans compter sur un rescapé trouvé au bord d’une route « d’une beauté saisissante », écrit-elle.

Elle se lance alors dans une recherche sur les pigeons de rue. Elle poursuit une approche documentaire, installant une sorte de studio mobile avec des fonds colorés et des graines pour attirer les volatiles. Avec des images d’une extrême précision, l’artiste met en évidence des détails des plumages, des couleurs insoupçonnées, des regards habités. Elle a aussi suivi l’éclosion d’œufs et nous montre des bébés pigeons comme on n’en a jamais vus. La photographe a aussi passé plusieurs semaines à analyser le mouvement des pigeons pour les capter en plein envol.

Outre la qualité des images et la surprise qu’elles suscitent, l’intérêt du livre réside dans le texte qui décrit la place des pigeons dans leurs relations à l’homme depuis la préhistoire : L’homme de Néandertal en consommait déjà la chair et ils ont été domestiqués dès l’Antiquité. Doué pour retrouver son chemin, le pigeon a servi de messager depuis le Moyen-Âge. Le premier service postal utilisant des pigeons a été établi à Bagdad en 1150. Jusqu’à la Révolution française, cet oiseau est symbole de richesse et de distinction sociale. L’expression « se faire pigeonner » ferait référence aux seigneurs féodaux qui ajoutaient des trous supplémentaires dans les murs des pigeonniers pour donner l’impression de plus de richesses.

Luisa Maria Stagno note la nuance symbolique et affective entre le pigeon et la colombe (sa variante blanche). La photographe rapporte que, progressivement, une perception négative s’est installée, en particulier dans les villes où les pigeons sont perçus comme des nuisibles à cause de méfaits réels ou supposés (bruits, vecteur de maladies, déjections, saleté…). Un chapitre est consacré aux différentes manières de les chasser des villes. Mais « le pigeon est né au sein des villes ; son habitat naturel est urbain. Il est le résultat de l’intervention humaine sur l’espèce. L’exterminer reviendrait à négliger notre responsabilité », plaide la photographe. Elle a développé une véritable connexion avec ces oiseaux qui a permis cet ouvrage aussi beau qu’inattendu (chez Arnaud Bizalion éditeur).

Lis Kayser et Laurent Sturm, Nuclear Paradise

Une des forces de la photographie documentaire est de nous entraîner vers des territoires méconnus. C’est le cas avec ce livre qui revient sur une période peu racontée et une zone souvent négligée. La Polynésie française ou Mā’ohi Nui est pourtant le plus grand territoire d’outre-mer de la France. L’atoll de Hao occupe une place unique dans l’histoire des essais d’armes nucléaires : au début des années 1960, ce qui était une communauté insulaire tranquille est devenu un centre militaire très actif. L’anthropologue Lis Kayser s’est penchée sur les expériences vécues par les communautés locales (environ 1 000 habitants) qui ont fait face aux incertitudes et aux défis résultant de ses expérimentations qui ont duré jusqu’en 1996. Il en ressort un contraste saisissant : Alors que le programme d’essais nucléaires français a fait l’objet de critiques au niveau international, de nombreuses personnes rencontrées à Hao, en particulier celles qui ont directement bénéficié des opportunités économiques et des infrastructures, expriment un sentiment de nostalgie pour cette époque.

Le photographe Laurent Sturm a suivi ces enquêtes et présente des images des lieux et de gens. Là aussi le contraste entre les terrains et installations militaires vides et les intérieurs saturés de couleurs est parlant. On suit une vingtaine de personnes à travers des portraits dans leur cadre de vie. Comme Henry sur la terrasse de son snack-bar. Il a nommé sa fille Obéron, le nom de l’essai mené le jour de sa naissance en 1972. Patricia vit sur un ancien terrain militaire. Elle est fière de réintégrer cette zone : « C’est notre terre, elle appartient à ma famille, à nos ancêtres ». Sam veut transformer un bâtiment militaire délabré en pizzeria pour lui donner une nouvelle vie. Bubu dans son ancien uniforme militaire, Jojo l’épicier, Timi le pêcheur, Teiki l’adjoint au maire…

L’intérêt du livre va au-delà de l’exotisme des portraits. Il analyse l’idée de la « nostalgie nucléaire » en montrant comment les gens donnent un sens au passé, au présent et à l’avenir. « Ce n’est pas simplement une vision romantique d’un passé controversé, mais plutôt une réponse complexe au colonialisme nucléaire et à ses conséquences », indique Lis Kayser. (Livre édité dans le cadre de la Bourse CNA, Aide à la création et à la diffusion en photographie).

Yann Tonnar, Stadtrand

Réalisateur, producteur et photographe, Yann Tonnar a arpenté les frontières topographiques de la ville de Luxembourg à la recherche des failles dans son tissu urbain. Ce travail avait donné lieu à une exposition en 2022 au Luca et chez Nosbaum-Reding. Le livre paraît (chez Manufactura Pictures, sa propre société de production) avec une sélection de 89 photographies (sur les 7 000 d’origine). La mise en page joue sur un rythme entre des détails abstraits (un cadre de fenêtre, une porte de garage) et des vues plus larges, introduisant une narration visuelle. Le contraste des extrêmes anime l’artiste : des cabanes de jardins et une villa en démolition, une autoroute et un chemin forestier, des arbres debout et un couché sur un camion.

De ce trajet périphérique, on reconnaît peu de lieux et qu’importe. Ce qui compte ici, c’est d’être sur le fil : la frange où la nature reprend ses droits, la limite où le piéton n’est plus le bienvenu, la lisère entre le bien rangé et le bordel, la nuance entre le bâti, le à bâtir et le à détruire, la marge entre le « c’est trop tard » et « c’est encore possible », entre le banal et l’extraordinaire. On note l’absence de tout être humain sur les photos, mais il est bien évident que tout ce que l’on voit est lié à leur présence. Ce sont des traces.

France Clarinval
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