De concert en concert, le patron de l’Orchestre Philharmonique du Luxembourg affiche son souci de renouveler le répertoire de sa formation, tout en redonnant une jeunesse à des pages dont l’intérêt risque de s’émousser au fil d’interprétations dangereusement routinières. Or, peut-on rêver plus splendide leçon d’orchestre que celle qu’il administra, le 2 octobre dernier ? Une fois de plus, en effet, le Grand d’Espagne aura réussi son pari : emmener, il est vrai avec le concours d’un pianiste hors pair, l’Orchestre maison et, avec lui, le public poivre et sel de la Philharmonie, vers des cimes grisantes d’émotion.
De tous les compositeurs du XXe siècle, Schönberg est sans doute celui qui suscita le plus de malentendus et de controverses. « Ma musique n’est pas moderne, c’est juste qu’on la joue mal », déclarait, pour sa défense, le premier de cordée du sérialisme, lui qui considérait que l’abandon de la tonalité était une étape inévitable. Cela dit, La Nuit transfigurée, donnée en lever de rideau, sans doute son œuvre la plus populaire, appartient à sa période encore « tonale ». De cet ouvrage chambriste, écrit à l’origine pour sextuor à cordes, le compositeur réalisa, à deux reprises, une transcription pour orchestre. Le chef ibérique a opté pour celle de 1943.
La Nuit (1899) constitue, ni plus ni moins, l’indépassable sommet du postromantisme en même temps que son irrévocable congédiement. Dans cette partition de pionnier, s’inscrivant dans la Vienne d’entre deux siècles, richement drapée, tour à tour sourde et sonore, et dont les tensions harmoniques suscitées par l’inclusion d’éléments diatoniques dans l’univers chromatique ont de quoi effrayer plus d’un chef, l’auguste maestro se montre en terrain familier. Fidèle à la recommandation de Schönberg qui concevait sa Nuit comme « musique pure », l’insigne pétrisseur de la matière sonore qu’est le patron attitré de l’OPL débarrasse l’œuvre de tout ballast pâteux, de toute scorie guimauve, pour mieux mettre en avant l’intensité de l’expression, alliée à un sens des couleurs subtilement dosées.
Il est le prototype du virtuose. En quête de dépassement, il pousse le perfectionnisme jusqu’à voyager dans le monde entier en trimbalant avec lui son propre piano Steinway. Il est Polonais. C’est un merveilleux pianiste qui, à 19 ans, fut lauréat du fameux Concours Chopin de Varsovie – Chopin, auquel, d’ailleurs, il ressemble étrangement. Il ne se produit qu’au compte-goutte, ce qui fait que chacune de ses apparitions est un événement. Cela fait belle lurette qu’il est entré dans la légende du piano, et que son nom sur l’affiche est gage d’excellence. J’ai nommé Krystian Zimerman.
Buste altier, tête légèrement inclinée vers l’arrière, carrant les épaules, yeux mi-clos, il attaque, après la pause, le Concerto n° 3, le premier « grand » concerto de Beethoven, tant il se caractérise par une foisonnante invention imaginative, tant il recèle des trésors de jouissances. Inutile de dire que les « pianophiles » présents dans la salle avaient pour lui les « yeux de Chimène »… sans parler des oreilles. Ne se contentant pas de « faire les notes » impeccablement, il fait preuve, dans cet opus magistral, d’esprit et d’inspiration, d’âme et d’intuition, le tout sans maniérisme, la tendre délicatesse des timbres et la légèreté toute viennoise du trait restituant la grâce et le lyrisme naturel de ce concerto à la faveur d’un chant ailé d’une ineffable beauté. Comme dans le Largo au charme envoûtant, où, de sa voix très pure, d’une profonde ferveur, le piano, brodant tel une harpe sur un chant partagé entre flûte et basson, et avec juste ce qu’il faut de rubato pour être enjôleur sans être racoleur, nous entraîne littéralement au paradis.
Une approche intimiste, chambriste pourrait-on dire, qui tend à rapprocher l’œuvre du 4e Concerto. Ce qui n’empêche pas le soliste de rivaliser avec toute la masse sonore de l’orchestre, dans un dialogue d’égal à égal, développé en parfaite connivence avec un OPL que son leader galvanise de main de maître par le truchement de son alter ego, le Konzertmeister Philippe Koch. Suit une chaleureuse ovation, à laquelle « Krystian le Magnifique » ne daigna pas - et ce fut là, sans doute, le seul regret de la soirée - répondre par un bis, par exemple, de son compatriote Chopin, dont on sait, par ailleurs, qu’il est un interprète remarquable.