Beaux livres / architecture

Quarante ans pour questionner l’architecture

d'Lëtzebuerger Land du 29.03.2019

Cela commence de façon prometteuse, un livre d’architecture s’ouvrant sur le texte d’un artiste plasticien, en l’occurrence Luc Wolff, qui évoque sa rencontre avec les deux architectes et à la suite un cheminement commun, des préoccupations partagées. Le lecteur retourne ainsi volontiers en arrière, même s’il ne partage pas tel manichéisme sur la scène luxembourgeoise, telle exigence à l’art, ou s’agit-il d’une assurance qu’on croyait abandonnée depuis la première moitié du vingtième siècle, de (pouvoir) changer le monde. Plus modeste, plus lucide, un Günther Uecker s’en tient à l’éveil d’une prise de conscience, ce qui déjà n’est pas mal.

Promesse de haute tenue qui se confirme dans le texte suivant, qui reprend en fait le titre du livre, le prolongeant : Wohnen und Verorten. Seulement, le point de vue peut paraître un peu trop heideggerrien, à partir de la manie étymologique de notre philosophe que Thomas Bernhard cantonne malicieusement, méchamment, à sa Forêt noire. Et l’enchaînement se fait, jusqu’à Heimat, Heimatgefühl, qu’on n’est pas nécessairement enclin à suivre, dans notre temps de fureur ou folie identitaire. On saluerait plutôt Gide, répondant à Barrès, que né à Paris, d’un père uzétien et d’une mère normande, ne sachant où s’enraciner, il a pris le parti de voyager.

Concédons, toutefois, cette fonction à la maison, « n’habite avec intensité que celui qui a su se blottir » (Gaston Bachelard). À condition de s’ouvrir au rêve, à la liberté donc, comme le veut l’auteur de la Poétique de l’espace. On se résoudra à un va-et-vient, un mouvement dialectique, la citation de Flusser, en exergue, ne l’interdit pas, laissant de la place à l’antithèse, au Heraustreten.

Assez de ces considérations, que d’aucuns trouveront trop théoriques. Pour un livre qui, à l’occasion du quarantième anniversaire d’un bureau d’architecture, fait le bilan de ses réalisations, les passe en revue, les expose et commente au lecteur, à un moment aussi où les Witry & Witry changent tant soit peu de face. Ce qu’on attend d’habitude de ce genre de publication, y est, et de profusion, et avec la plus grande netteté, au long de près de 500 pages. Et l’on aurait tort de se plaindre de ce qu’il y a de plus, de ce qui s’avère un peu comme le fondement de leur travail. Il arrive trop souvent dans nos parages qu’on regrette, avec raison, l’absence d’un véritable discours (Diskurs), ou débat, pour ne pas y souscrire à l’occasion, d’autant plus qu’il donne sa véritable ossature au reste.

À parcourir le très large éventail de l’architecture contemporaine, il s’offre maintes façons d’y mettre de l’ordre, plus simplement de séparer ou opposer les auteurs. L’une serait par exemple, qui vaut de même pour d’autres créateurs, de distinguer ceux qui sont d’un bout à l’autre eux-mêmes, parfaitement identifiables, à ceux qui changent ; en architecture, on dira ceux qui sèment en tous lieux leur manière, leur style, avec de soi-disant solitaires, à ceux qui justement tiennent plus compte des lieux, quitte à ce qu’on ne les reconnaisse pas du premier coup d’œil, ces topophiles dirions-nous. Les Witry comptent parmi ces derniers. Et il est de la sorte une richesse dans la conception de leurs réalisations, de quelque taille qu’elles soient, des immeubles d’habitation aux bâtiments publics.

Autres caractéristiques du bureau. Tant pour les nouvelles constructions que pour les rénovations, le souci extrême de préserver les ressources, présent dès le départ, le soin d’un assainissement énergétique. Et exemplaire d’une orientation résolument écologique, dès 2004, l’école primaire de Born, en bois, sur trois étages ; mais le matériau n’est pas seul en jeu, « ein besonderes Augenmerk lag auf einer Minimierung der eingesetzten Technik und einer hohen Nutzerfreundlichkeit der ausgewählten Anlagen im Gebäude ».

Très vite, dans l’agencement du livre, le geste architectural se trouve de même inséré plus globalement dans l’urbanisme. Il est ces projets, programmes, pour Junglinster, pour Ehlerange, Schifflange, Esch-sur-Alzette, ou Grevenmacher. Et comme tout au long, le texte qui introduit le chapitre n’est pas sans poser des questions qui vont à l’essentiel, ici quant à la participation citoyenne, non sans en relever les difficultés, « dass die ultimative Konsequenz von Partizipation – Abgabe und Teilhabe von Macht – die zuständigen Akteure und Institutionen im Land in hohem Masse irritiert und herausfordert ».

On voit, Über das Wohnen va bien au-delà du simple répertoire. On le retrouve, quand même, en bout de piste, dans les dernières pages, énumérant les réalisations du bureau dans les différentes parties du pays, en irradiant à partir d’Echternach, bien sûr, et ce n’est que justice que de voir une quarantaine de pages consacrées à la ville frontière de l’est, à commencer par les travaux autour du lycée classique. Heimat, peut-être, sans doute, il n’y a rien à y redire, quand l’ouverture suit, die Äusserung ; dans notre cas, et le livre de se fermer là-dessus, sur le terrain international. À noter dans ce sens qu’il a été édité par le Deutscher Architektur Verlag.

Witry & Witry : Über das Wohnen ; Deutscher Architektur Verlag, décembre 2018 ;
488 pages ; ISBN : 978-3946154440 ; 69 euros

Lucien Kayser
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