Surprise surprise L’identité de l’Invité vun der Redaktioun de RTL Radio vendredi étonne. Georges Heinrich, le directeur du Trésor de Luc Frieden (CSV) passé dans le privé en 2014, se risque à une sortie médiatique. La voix posée, les termes choisis, le tempo adagio, l’ancien haut fonctionnaire (il a démissionné en 2016 après deux ans de congé sans solde) avance prudemment sur un terrain miné par son départ tumultueux du ministère des Finances quelques semaines après l’arrivée de Pierre Gramegna (DP) et par sa fonction de secrétaire général de la Banque de Luxembourg. Il prend d’ailleurs soin d’ôter cette dernière casquette. Ni le journaliste ni lui-même ne mentionnent le nom de l’établissement tourné vers une clientèle fortunée et corporate. Les représentants de la banque centenaire du Boulevard Royal, à commencer par son patron Pierre Ahlborn, privilégient généralement les discussions d’alcôves à l’aventure médiatique. Pour enrichir le débat budgétaire, Georges Heinrich soulève la question de l’accroissement de la dette à cause de lutte contre la pandémie de Covid-19 et ses dommages sur l’économie. Il pressent une prochaine consolidation des finances publiques et appelle de ses vœux un paquet de mesures fiscales cohérentes. Puis il dérape quelque peu hors du discours politiquement correct : « Les gens les plus fortunés s’organisent mieux pour minimiser leur imposition », détaille-t-il pour translater le débat de la Steiergerechtegkeet hors du champ de l’impôt sur la fortune ou les droits de succession dans lequel il se confine et se meurt. Bien entourés, les HNWIs, comme on les désigne dans le monde bancaire, redoublent d’astuces pour organiser leur patrimoine… et tous les centres offshore ont leur centre offshore (sauf un). Dans le Wort la semaine passée, le Vice-Premier ministre Dan Kersch a enterré l’éventualité de l’impôt sur l’héritage en ligne directe pour son parti. Puisque le LSAP est a priori celui le plus à-même de le soutenir, l’impôt demeurera sans doute un totem de la fiscalité au Grand-Duché. L’impôt sur la fortune tient la route, lui, mais pas avant 2023, date à laquelle on pourra vraiment parler d’équité fiscale, selon Dan Kersch. Un commentateur dans la fonction publique glisse : « Les politiques préfèrent parler des impôts sur la fortune et/ou la succession, car politiquement plus facilement exploitables. La discussion offre un beau potentiel de long terme sans jamais devoir vraiment faire quelque chose. » Cynisme.
Georges Heinrich souligne donc que le chemin vers la progressivité envisagée dans le débat public passera par des rabotages (« réduction de dépenses ») ou des instruments existants, comme l’impôt sur le revenu. C’est d’ailleurs ce que préconise l’OGBL qui, depuis des années, constate que la charge fiscale augmente proportionnellement davantage pour les revenus moyens (formant le fameux Mëttelstandsbockel) que pour les revenus élevés. Frédéric Krier, responsable fiscalité du syndicat ouvrier, avance qu’il faudrait libérer le salaire minimum de l’imposition sur le revenu et ajouter des échelons vers les plus gros salaires. Le ministre des Finances ne retiendra pas cette alternative. En tout cas pas dans l’immédiat. Pierre Gramegna a déjà promis qu’aucune augmentation d’impôt n’affectera les personnes physiques et morales. (Jusqu’à quand ?) De plus, la réforme fiscale (ou « ce qu’il en reste », comme on prend l’habitude de dire chez les partenaires sociaux) ne dépassera pas le cadre de l’accord passé en 2018. Dan Kersch l’affirme. Le ministre socialiste précise que des annonces sont attendues rapidement. Selon quel calendrier ? Le 13 octobre, le Premier ministre Xavier Bettel (DP) s’exprime devant la Nation… de quoi procéder aux déclarations de politique générale, notamment en matière fiscale. Le lendemain, son délégué aux Finances déposera le projet de budget et donnera des chiffres à cette occasion. Interrogé sur la date du 14 octobre, Bob Kieffer l’homme de confiance du ministre répond « no comment ».
Petit paquet Le paquet annoncé comprendra d’abord des mesures de « remédiation » aux abus constatés ces dernières années, nous informe-t-on rue de la Congrégation. En matière de « stock-options », le régime dévoyé depuis le début des années 2000 permet aux plus hauts revenus de la place financière (y inclus dans les cabinets d’avocats et d’audit qui participent souvent au policy making) d’augmenter leurs salaires nets à moindres frais pour l’entreprise. Le régime autorise des placements dans des produits financiers parfaitement diversifiés, à l’opposé de l’intéressement censé être généré par le régime de stock option stricto sensu vers lequel le gouvernement promet d’aller. Les abus liés à l’utilisation, par des promoteurs et investisseurs locaux, des fonds d’investissement spécialisés (Sicav-FIS) pour détenir de l’immobilier (afin de neutraliser l’imposition sur les plus-values) figurent aussi dans le viseur de l’exécutif. Pour pérenniser l’attractivité promise aux personnes qualifiées désirées par la politique économique locale, la loi sur les impatriés et des incitatifs fiscaux pour l’investissement dans des entreprises innovantes ou durables sont envisagés. Dans l’éventualité où les « talents » recherchés (nombreux sont des
citizens londoniens surpayés) seraient célibataires, le ministère des Finances avance graduellement sur l’individualisation de l’impôt, potentiellement sur plusieurs exercices, explique Jean-Paul Olinger, Monsieur fiscalité à l’UEL.
Pas de grand soir fiscal néanmoins. Les crises sanitaire puis économique ne changent pas le cap gouvernemental. Fixé sur la durabilité environnementale et économique (en passant par la digitalisation), l’exécutif met de côté, pour l’instant, l’endettement public. On pense, au ministère des Finances comme dans l’ensemble de l’Union européenne, que l’austérité ne fera que nourrir la crise dont on ne devine aujourd’hui encore que les prémisses. Le refinancement des 1,5 milliard d’euros empruntés cet été n’est pas d’actualité. Un autre facteur inquiète cependant. Le creusement des inégalités que la Steiergerechtegkeet devrait lisser. Selon les statistiques de la Banque mondiale, le coefficient de Gini qui caractérise l’éloignement des plus riches des plus pauvres (une mesure toutefois critiquable et critiquée) est passé de 0,31 en 2012 à 0,35 en 2017, dernière année pour laquelle les données sont disponibles (alors que le Grand-Duché compte sur son sol, le Luxembourg Income Study, un centre de données sur les revenus d’ampleur internationale). Louis Chauvel, professeur de sociologie à l’Université (anciennement à Science Po Paris) et utilisateur du LIS, constate qu’en termes de ressources, le monde des inégalités « s’est terriblement complexifié » depuis trente ans. Alors et à la différence d’aujourd’hui, les salaires suffisaient pour se donner une idée du confort matériel des familles. « Fonder l’impôt sur la taille du revenu tombait sous le sens », nous explique-t-il. Le patrimoine, dont l’importance s’est dramatiquement réduite autour de la Première guerre mondiale avec l’explosion du système monétaire basé sur l’or, les krachs boursiers et l’hyperinflation, reprend une ampleur déterminante. « Aujourd’hui, la réalité du niveau de vie dépend de moins en moins du seul salaire que de la propriété du logement, d’autres biens, de terres en zone urbanisable, de l’assise financière de la famille. Même des salaires très confortables dans la banque ne permettent plus guère d’acheter une modeste villa près du Kirchberg, à deux millions d’euros », ironise Louis Chauvel sur un sujet qui n’en reste pas moins très très sérieux.
Boîte noire Le modèle économique basé sur le développement de la place financière, trente pour cent du PIB et 50 000 emplois, atteint ses limites. D’autant plus que la route de la sophistication (en opposition à l’évasion low cost du dentiste belge) choisie au sortir du secret bancaire, en en maintenant l’existence pour les résidents (et donc des personnes fortunées qu’on cherche à attirer) alimente la tension sur un marché immobilier déjà chauffé à blanc par la rétention des terrains constructibles. Un impôt décourageant la spéculation immobilière est envisagé pour favoriser l’offre de logement. Mais le ministère de l’Intérieur rencontre des difficultés techniques dans l’actualisation de la valorisation des terrains. Difficile par ailleurs de taxer le patrimoine quand il est impossible de savoir combien un résident dispose en banque, souligne Frédéric Krier de l’OGBL. « Ne scions pas la branche sur laquelle nous sommes assis », prévient néanmoins Jean-Paul Olinger à l’UEL. La taxation résolue des hauts revenus pousserait un certain nombre à quitter le territoire, glisse également Keith O’Donnell, directeur de la société de conseil fiscal Atoz. Pour l’intéressé, baisser les impôts porterait davantage de cohérence que de les augmenter… mais à moyen terme et en ciblant une fiscalité équitable (ou négative), comme un rabais sur la TVA pour soutenir la consommation. Tendre vers l’équité fiscale est ardu. « Un économiste comme Thomas Piketty propose de taxer plus, en particulier le capital ou les héritages, mais je crains qu’au 21e siècle ce ne soit plus possible : la Suisse est riche des exilés fiscaux de toute la planète et Singapour se propose d’en faire autant en bord de mer », analyse le sociologue Louis Chauvel. Il suggère d’augmenter les frais de notaire ou les droits de mutation sur les transferts de propriété, « modérément, évidemment », précise-t-il.
Mais comment prendre la juste mesure ? La taxation des personnes physiques se considère à l’aune de celle des sociétés, dans une logique globale. Les impôts directs pèsent pour 57 pour cent des recettes fiscales (selon les chiffres extrapolés par le Conseil économique et social en 2018). L’imposition sur les personnes physiques (IRPP + RTS) n’en représente que la moitié. Le reste repose sur les entreprises. De ce point de vue les données manquent, souligne Arnaud Bourgain, lui aussi professeur à l’Université de Luxembourg. Spécialisé dès le début des années 2000 dans les centres financiers offshore, lui et son homologue Patrice Pieretti avaient pressenti (de manière assez admirable d’ailleurs) la pression internationale qui allait transformer les centres financiers offshore, dont le Luxembourg. Le professeur attire aujourd’hui l’attention sur la permanence d’une concurrence fiscale, « plus fine », pour attirer les personnes, physiques ou morales. Et là, l’administration manque des outils pour mesurer les opportunités, ne sachant pas réellement ce qui se cache derrière la vingtaine de pour cent qui séparent le taux d’affichage du taux implicite, pour ce qui concerne l’imposition des sociétés. La théorie économique et les chercheurs de l’Université, regrettent-ils, ne sont pas convoqués pour étudier les données qu’ils pourraient récupérer auprès de l’ACD une fois anonymisées. Trop dangereux leur répond-on. Parallèlement, PWC, le plus gros cabinet d’audit et de conseil de la Place, propose de mettre ses informations à disposition pour affiner la politique fiscale.