1920-2009-2020 : Crises, dettes et austérité

 

Après les déluges

d'Lëtzebuerger Land du 03.07.2020

Tous les paramètres ont changé, mais le débat sur la dette publique reste prisonnier des références passées. Au Luxembourg, la dette est un scandale, « eng Schold », à « assainir » d’urgence. Ce réflexe irrépressible remonte loin dans le temps. En 1920, face aux énormes défis socio-économiques posés par la défaite allemande, le gouvernement luxembourgeois se résigne à lancer un emprunt public. Le Conseil d’État se mue illico en faucon du déficit, le premier d’une longue lignée, et proclame : « Il est grand temps de mettre une fin énergique à l’ère des déficits ; au sein de nos populations, des voix s’élèvent avec force contre cette situation, qui menace de devenir intenable ». La dette publique était alors à six pour cent du PIB.

Les faucons se réveillent au début des années 2010, alors que la dette luxembourgeoise dépasse les vingt pour cent du PIB. En fait, c’était toujours quatre fois moins que la dette allemande ou française de l’époque, mais dompter la dette constitue une manière technocratique d’imposer les « réformes structurelles » pour lesquelles les majorités politiques ont toujours manqué au Luxembourg. Tout comme le « triple A », fétiche des ministres des Finances successifs, doit garantir aux investisseurs que l’État ne ressentira pas de sitôt de besoin pressant de taxer leurs fortunes. En 2011, la Chambre de Commerce, dirigée alors par Pierre Gramegna, réclama un « frein à l’endettement », dont elle fixait le seuil à trente pour cent, soit la moitié de ce que prévoient les critères de Maastricht. Le ministre des Finances, Luc Frieden (CSV), voulut imiter les Allemands et les Suisses et proposa d’inscrire des contraintes budgétaires jusque dans la Constitution, mais le Premier ministre, Jean-Claude Juncker, s’opposa à l’idée de l’éternel prétendant au trône. Quant à Pierre Gramegna, quelques années au gouvernement suffiront à calmer ses premières ardeurs réformatrices.

Malgré l’alarmisme, la charge de la dette (donc les intérêts à rembourser) a toujours été extrêmement faible au Luxembourg : 1,1 pour cent des dépenses totales en 1995, 0,4 en 2005. Même en 2011, au lendemain du sauvetage de la BGL (Fortis) et de la Bil (Dexia), elle ne représentait que 1,1 pour cent du total des dépenses budgétaires, contre une moyenne européenne de 6,1 pour cent. Dans le budget 2020, la charge de la dette ne pèse plus que 0,99 pour cent. En novembre 2008, le Trésor avait lancé un emprunt populaire, proposant à la classe moyenne luxembourgeoise d’acheter des obligations d’État (d’un montant total de deux milliards d’euros). Les épargnants se précipitaient sur cette « valeur-refuge » et ses coupons annuels à 3,75 pour cent. En avril 2020, le gouvernement préfère s’adresser aux marchés internationaux pour placer 2,5 milliards d’euros d’obligations. Le communiqué du ministère des Finances reste vague sur l’identité des acheteurs de la dette : Parmi les détenteurs on trouverait, pour un quart des souscriptions, des compagnies d’assurances locales, pour le reste, il s’agirait d’« investisseurs de renom » du Vieux Continent. Les épargnants luxembourgeois continueront, eux, à investir dans le secteur immobilier dont ils alimentent la surchauffe. 

Les 2,5 milliards d’euros d’obligations se sont vendus comme des petits pains chauds, et ceci à un taux négatif de -0,035 pour cent. (Au milieu des années 1990, le taux s’élevait encore à 7,8 pour cent.) Ce qui signifie que l’endettement n’a pratiquement plus d’incidence sur la marge de manœuvre budgétaire. « L’opération s’est soldée avec un surplus au profit de la Trésorerie de l’État », se réjouissait le ministère des Finances. Pierre Gramegna y voit le signe des vertus du « triple A » et de la reconnaissance des marchés. passant sous silence que d’autres États membres, dont la France, pourtant réputés moins « vertueux », viennent d’emprunter aux mêmes taux négatifs. C’est que la politique du « quantitative easing » a totalement chamboulé les règles du jeu. La Banque centrale européenne (BCE) a annoncé racheter 1 350 milliards de dettes souveraines au cours de la prochaine année. La Banque centrale du Luxembourg a jusqu’ici acheté près de 2,6 milliards d’euros de titres publics à des banques, fonds d’investissement et assurances. Face à cette monétisation larvée de la dette, Patrick Artus, chef économiste de la banque Natixis, estimait récemment dans Le Monde : « Arrêtons ces débats insensés sur la question de la dette publique. Une partie de cette dette, sans doute 35 à 40 pour cent, sera en fait détenue par la BCE. »

En été 2009, Jean-Claude Juncker avait promis de ne pas faire de coupes budgétaires tant que durera la crise. Sur ordre de Bruxelles et sans grand enthousiasme, il fit ficeler un Konjunkturpak en format light pesant seulement 1,23 milliard d’euros. Au printemps 2010, Juncker laissera le soin à Luc Frieden de présenter à la Tripartite les mesures d’austérité, dont une réduction des allocations familiales. Puis de le défendre contre l’image de « onbarmhäerzege Familljekiller », qui allait désormais lui coller à la peau. 

Lorsque, ce samedi, Luc Frieden expliquait sur Radio 100,7 qu’il faudrait commencer à réfléchir dès « 2022-2023 », c’est-à-dire aux alentours des prochaines élections législatives, à comment ramener le déficit « vers zéro », cela sonnait comme un retour embrouillé vers le futur. L’actuel président de la Chambre de commerce et ancien ministre des Finances conseillant à l’ancien directeur de la Chambre de commerce et actuel ministre des Finances de rapidement ramener les finances publiques « à l’équilibre ». De préférence, sans passer par une Tripartite, qui ne serait pas « l’instrument approprié » pour déterminer « qui payera la facture ». Il y a un mois, face au Land, le directeur du Statec, Serge Allegrezza, se disait convaincu que l’austérité viendra : « Il y aura une énorme pression, vous verrez. Peut-être pas l’année prochaine mais elle viendra tôt ou tard. C’est un pari que je fais. »

Pour l’instant, le mot d’ordre du gouvernement, relayé tant par les organisations syndicales que patronales, reste clair : Ni hausse d’impôt ni coupes budgétaires, des investissements à garder à leur actuel « niveau record ». « Des hausses d’impôts, c’est du poison pour l’économie. Ce n’est pas le moment d’en parler, ni même d’y réfléchir », martelait Pierre Gramegna début juin sur RTL-Télé. Il s’agit de ne pas alimenter la panique, alors qu’une avalanche de faillites s’annonce pour l’hiver, lorsque l’économie sera débranchée du respirateur étatique.

Dans sa dernière Note de conjoncture, le Statec prévoit un déficit « inédit » de 3,5 milliards d’euros (moins six pour cent du PIB) pour 2020. Les dépenses augmenteraient de douze pour cent, alors que les recettes connaîtraient un « repli marqué » de plus de cinq pour cent. Et encore, c’est en tablant sur un scénario, relativement optimiste, d’« une maîtrise de la pandémie » sans deuxième vague. C’est l’heure du pilotage à vue. Les prévisions macroéconomiques seraient « entourées d’une incertitude encore plus élevée que d’habitude », note le Conseil national des finances publiques dans sa dernière évaluation. Dans ces conditions, la réforme fiscale sera officiellement maintenue, mais vidée de son sens politique : il n’y aura pas de cadeaux aux électeurs. « Je dois avouer qu’en ce qui concerne les allégements fiscaux, cela va être difficile, expliquait Xavier Bettel le 20 juin sur RTL-Radio. Certaines choses devront être remises à plus tard ou saucissonnées. » 

Si la crise de 2008 peut servir d’indicateur, l’évitement fiscal, pratiqué à échelle industrielle au Luxembourg, devrait se retrouver en haut de l’agenda de l’UE et de l’OCDE. Les poussées vers plus d’harmonisation (voir page 9) pourraient vite devenir irrésistibles. « La crise du Covid rendra encore plus inexcusable tout comportement nocif à la juste perception des impôts », écrit le chef de la Banque de Luxembourg, Pierre Ahlborn, dans un recueil publié début juin par le think tank patronal Idea. Et de rappeler que, « malheureusement, le succès de notre place financière, souvent considéré avec suspicion, n’est pas inscrit dans la Charte des droits de l’homme ». Or, plus de six ans après Luxleaks, le budget du Grand-Duché est toujours accro aux recettes provenant de la nébuleuse Soparfis, mieux connues comme « sociétés boîtes aux lettres ». Selon l’édition 2018 de l’Analyse des données fiscales, compilée par le Conseil économique et social, les quelque 42 000 holdings sont le principal contributeur de l’impôt sur la fortune (69 pour cent), de l’impôt sur les tantièmes (58) et de l’impôt sur le revenu des capitaux (51), et fournissent un quart de l’impôt sur le revenu des collectivités et de l’impôt commercial communal. 

La crise pandémique de 2020 et ses conséquences économiques pourraient tôt ou tard forcer l’État luxembourgeois à réfléchir à une endogénisation de ses recettes fiscales. À commencer par l’impôt foncier, probablement l’élément le plus kafkaïen de la fiscalité luxembourgeoise. En 2003 déjà, la commission parlementaire des Affaires intérieures constatait que « dans bien des cas, ces recettes ne permettent même pas de couvrir les frais résultants de la fixation, de l’encaissement et du recouvrement de cet impôt. » Un groupe interministériel planche actuellement sur les technicités d’une réforme de la Grondsteier. Les travaux traîneraient en longueur, apprend-on du ministère de l’Intérieur. Dans la vingtaine de communes qui n’ont toujours pas initié leur PAG « nouvelle génération » (la date limite était fixée à novembre 2019), les procédures ont été bloquées durant le lockdown. Mais la consigne politique resterait de ne pas taxer plus qu’actuellement les résidences principales. En pratique, la grande majorité des propriétaires (donc les électeurs) devrait donc continuer à payer une trentaine d’euros en impôt annuel pour leur maison unifamiliale. 

Dans Architektur auf gemeinsamem Boden, édité par le professeur de l’Uni.lu Florian Hertweck et publié en janvier 2020, le premier conseiller au ministère du Logement, Mike Mathias (Déi Gréng), prononce cette phrase défaitiste : « Je ne pense pas que nous puissions remodeler l’impôt foncier de manière à entraîner les propriétaires fonciers à développer des terrains non construits ». Or, ajoute-t-il, une refonte pourrait assurer aux communes de nouvelles recettes, « comme l’Irlande l’avait fait après la crise financière ». Citée dans un ouvrage scientifique destiné à un public international, l’idée engageait finalement peu. Mais à l’heure du crash des recettes communales (moins vingt pour cent depuis le début de la pandémie), elle prend une autre résonance. 

Il avait fallu le choc de la Grande Guerre pour convaincre le gouvernement de généraliser l’impôt et de le rendre progressif en décembre 1919. Deux ans plus tard sera introduite une « surtaxe » sur les hauts revenus, puis un impôt sur le chiffre d’affaires, l’ancêtre de la TVA. Au lendemain de la crise financière de 2009, le premier réflexe du gouvernement Juncker-Asselborn II avait été de faire des économies sur le dos des frontaliers et de leurs enfants. En juillet 2010, la réforme des allocations familiales et des bourses d’études fut votée au Parlement. Elle agira comme un traumatisme, cristallisant les sentiments de rejet des frontaliers. En décembre 2010, dans son bulletin interne, la section syndicale des frontaliers de l’OGBL appelait ses membres à engager « une épreuve de force » en menant des « actions majeures », envisageant même le blocage des passages aux frontières. La direction de l’OGBL dut intervenir et calmer la base. La réforme des bourses d’études finira par tomber devant la Cour de Justice de l’Union européenne en juin 2013.

Durant la pandémie de 2020, les rapports de force entre la métropole et son hinterland ont changé. Les milieux financiers avaient rêvé le Luxembourg comme plateforme déterritorialisée, reliée à d’autres centres offshore comme Londres, Singapour ou Dubaï. Ils se sont réveillés aux réalités géopolitiques d’un micro-État enclavé, risquant l’asphyxie. Face au Monde, le Premier ministre Xavier Bettel (DP) racontait comment il avait imploré la pitié des pays voisins, les priant de laisser passer les frontaliers : « J’ai appelé Emmanuel, Angela et Sophie pour leur dire que s’ils ne faisaient rien, mon pays risquait de mourir ». Cette vulnérabilité désormais exposée, le Luxembourg aura beaucoup de mal à se soustraire à la revendication de compensations fiscales portée par les maires de Trèves, Villerupt et Metz. Il y a une année, Dominique Gros, alors maire de Metz, se plaignait face au Land qu’on cherchait en vain à embaucher 130 infirmières pour le Centre hospitalier régional Metz-Thionville : « Nos écoles infirmières tournent à plein, mais ces personnes, que nous avons formées à grands frais, vont travailler au Luxembourg. »

Bernard Thomas
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