Théâtre

Pierre-papier-ciseaux

Claire Cahen, toute en nuances et en émotions
Photo: Bohumil Kostorhyz
d'Lëtzebuerger Land du 31.03.2023

Après avoir monté Objet d’attention (en 2020 au TNL), Véronique Fauconnet retrouve le fameux auteur dramatique britannique, Martin Crimp, pour une relecture de sa pièce La Campagne (2000), traduite en français par l’écrivain Philippe Djian (2002). Considéré comme un des auteurs les plus créatifs de sa génération, Martin Crimp, qui s’est lancé dans l’écriture théâtrale dans les eighties, scrute en profondeur la psyché et les relations humaines, les violences, les peurs, les fragilités de chacun. Il questionne le pouvoir du langage, sa capacité à dire ou à ne pas dire, à transformer ou à dissimuler. Son écriture est précise, percutante et rythmée, irriguée d’humour.

La Campagne est plurielle : huis clos dramatique inquiétant qui met en scène un couple ou plutôt un trio (mais sur le plateau, ce sont sont toujours des variations de deux), intrigue aux accents policiers, réflexion sur des thèmes de société. On y parle de classes sociales et du pouvoir de l’argent, des tentations de la ville et du désir de campagne (« ce n’est pas la ville ici », fil rouge du récit), de notre relation à la nature et à ses ressources (comme l’eau, au centre de la pièce). Il en va aussi de l’histoire : la grande qu’étudie la jeune Rebecca, l’intime qui se joue sur scène, la secrète que chacun (se) raconte, la fantomatique qu’on devine à la fin.

En couple, les quadras Richard (Ali Esmili, très convaincant dans ce rôle ambivalent, personnage nerveux, fuyant et fragile) et Corinne (Claire Cahen, toute en nuances et en émotions pour un personnage naviguant entre certitudes et doutes) ont fui la ville pour une vie nouvelle et meilleure à la campagne (« je croyais que tu étais clean », lancera Corinne). Tout semble aller jusqu’au jour où Richard, médecin (« c’est mon métier » dit-il toujours comme pour se rassurer) revient d’une visite de nuit avec une soi-disant inconnue, Rebecca (Clara Hertz au jeu un peu excessif pour un personnage addict et borderline) trouvée inconsciente au bord de la route...

Bien vite les repères vacillent, le couple est mis à nu. Resurgit le passé avec ses secrets et ses trahisons, entre non-dits, esquives et mensonges. Sur le plateau, comme dans la vraie vie, les personnages interrogent mais ne s’écoutent pas, s’interrompent constamment, ne finissent pas leurs phrases ou se répètent, crient et s’emportent, chacun emmenant l’autre sur son propre champ de batailles, révélant une partie de leur histoire commune faite d’abus et d’emprise. Rebecca en fait bien partie. D’autres personnages (hors cadre) s’y greffent : l’étrange Morris qui ne cesse de téléphoner et la précaire Sophie généreusement payée pour garder les enfants du couple.

La Campagne revisitée par Véronique Fauconnet, assistée d’Aude-Laurence Biver, sonne juste. Au service du texte et des comédiens (bon casting, bonne direction d’acteurs), la mise en scène trouve un bel équilibre entre les tensions du récit, la violence des dialogues et les nécessaires respirations et silences. L’enchaînement des scènes se fait avec passage au noir, quelques points de lumière et une musique mystérieuse puis inquiétante.

La scénographie de Joanie Rancier (qui signe aussi les costumes) apporte une belle touche décalée à la pièce, rehaussée par les efficaces lumières de Manu Nourdin. La maison de campagne se dessine en quelques touches révélatrices, comme ce motif à fleurs sombre (pour papier peint, mobilier, couverture…) associé à un bleu-turquoise soutenu. Aux objets-indices du récit (montre dorée, sac avec seringues et médocs, talons aiguilles…) s’ajoutent côté jardin une « cabine-téléphone » avec appareil vintage et, côté cour, une étagère pleine de carafes d’eau.

Au centre du plateau, une table et une chaise où, au début de la pièce, on découvre Corinne découpant des images (des lettres ?). Les ciseaux (qui blessent) font partie d’une sorte de jeu des trois coups, de même que la pierre évoquée par Rebecca puis Corinne (les mots ciseaux et pierre s’affichent d’ailleurs dans le décor comme autant d’énigmes). Pierre froide « au bout du chemin », là où il n’y a « plus rien d’humain », une histoire racontée par Corinne à Richard le soir de son anniversaire dans une ultime scène où le couple, joyeux, semblait s’être enfin retrouvé…

La Campagne de Martin Crimp/Véronique Fauconnet, un monde inquiétant où le langage, entre jeu et manipulation, façonne un incroyable tissu de mensonges et de vérités.

La Campagne est à voir les 1er, 15, 19, 20, 21, 22 avril à 20h au TOL

Karine Sitarz
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