Cirque

Frissonner du banal

d'Lëtzebuerger Land du 10.03.2023

Le cirque nouveau n’a cesse de questionner les performances physique et acrobatique qu’on associe au cirque de façon générale. Et plus on en voit, plus on en capte les rouages. Car ce cirque-là s’émancipe de son rapport à l’excellence et au spectaculaire. Au contraire, il s’invite dans le raté, la surprise, la dangerosité du jeu quotidien, le burlesque du geste circassien ici, emprunte au clown son absurdité. Pour la compagnie La Mob à Sisyphe, il s’agit presque de calquer l’ambiance des challenges débiles que se lancent des collectifs de youtubeurs ou, mieux, emprunter à certaines personnalités du monde du cirque qui s’étalent sur la toile, tel que l’excellent Jacob Grégoire Circus a.k.a jacob_acrobat, s’appliquant à des « tours » d’acrobates aussi fou les uns que les autres. Dans Huitième jour, on nous montre trois artistes complets usant des ressorts de leur corps pour rendre au banal sa virtuosité.

La Mob à Sisyphe, compagnie toulousaine de cirque aux aspirations protéiforme regroupe une petite poignée d’artistes issus de l’école supérieure des arts du cirque de Toulouse. Rencontrés en 2015, durant leur études, Idriss Roca, « jongleur acrobate du Mézozoïque très très très tardif », Cochise Le Berre, « acrobate de père en fils depuis une génération », et Raphaël Milland, « acrobate avec des envies de poésie, spécialiste en échec bien heureux », présentent entre 2018 et 2019, leur première création qu’ils baptisent Huitième jour. Depuis, le spectacle a franchement évolué, avec eux, logiquement. Cherchant « la virtuosité en toute chose », La Mob à Sisyphe fait un cirque ou « l’acte concret est absurde et l’acte absurde est concret ». Conservant un esprit d’enfant, le trio joue, déconne, se met en danger, au sens propre et figuré. Leur truc c’est le sport d’appartement, quitte à tout péter là-dedans, mais surtout, histoire de sortir de la morosité…

Dans Huitième jour, Raphaël Milland, Cochise Le Berre et Idriss Roca se jouent donc de nous et nos frayeurs de l’embuche à la maison : casser le téléphone familial, renverser du café par terre, briser une ampoule… Dans un décor suranné, rappelant nos chères années 1990, s’installe la narration volage d’un spectacle plein d’idées nouvelles. Car le cirque contemporain creuse sans cesse de nouveau sillons. Si l’idée du cirque traditionnel est assez claire pour tout le monde aujourd’hui, entre famille d’artistes, numéros d’athlètes entre-coupés de tampons humoristiques et animaux traumatisés au dressage excessif, le cirque contemporain lui « réflexionne », voire « se prend la tête ». D’art considéré comme populaire, il est devenu aujourd’hui un art qui remet en question le lieu commun d’antan, ce cirque de chapiteau, où nous allions avec mamie les samedis pluvieux.

Ce cirque complexifie et surtout prive du sensationnel pour descendre au niveau du sol, sans pour autant laisser de côté le frisson. Celui-ci toujours utilisé comme trame dramaturgique, mais à un tout autre niveau. Il ne s’agit plus de faire le déballage de compétence d’artistes cascadeurs mais plutôt, dans la simplicité, de trouver avec quoi amener la frustration ou la satisfaction. Dans Huitième jour on tartine la confiture à la hache, on jongle avec une ampoule, on tente de faire atterrir un avion en papier dans une corbeille… On joue avec l’ennui, et plus encore l’impatience du public. Pour preuve le spectacle aura duré dix minutes supplémentaires au moins, à la faveur de cet avion décrit précédemment, indécis à se poser là où le lanceur le veut. Un numéro long, mais d’une efficacité humoristique étonnante, déployée par les improvisations fondées sur la frustration de nos trois amis. Et tout, là-dedans, est régi par cela : le risque que ça ne fonctionne pas.

Alors, évidemment, il y a bien une histoire, celle de trois « colocataires » un peu frappadingues qui s’amusent d’un rien. La pièce s’ouvre par un drôle de petit déjeuner, servi de façon peu conventionnelle un petit trou laissant échapper un filet de lait dans une boîte de chocolat en poudre percée elle aussi, filtrant le tout dans un bol, bu cul sec par le premier interprète en scène. Ensuite, on nous présente de longues et haletantes inventions venues des corps, comme du décor. Rien n’est futile, tout joue, comme si le trio composait au rythme de leur imagination débordante et des possibilités hors norme de leur corps. Car oui, c’est clair, ce sont bien de grands artistes du cirque, et par moment, ils nous le rappellent, comme pour préciser « on s’amuse, mais on sait faire hein ».

Là s’installe l’une des préoccupations majeures du cirque actuel, savoir mettre de côté la technique au profit de la mise en route d’un chaos libératoire. Chaos qui les mènera à détruire leur propre installation scénique, comme le clown pourrait le faire maladroitement. En fait, tout repose aussi là, dans une fusion du circassien athlète et de l’autre bien plus saugrenu. Et puis, en de dessous, Huitième jour aborde finalement ce paradoxe ennui / inventivité avec verve, exprimant la tristesse qui habite notre société à ne plus s’amuser du vide… Les gens de La Mob à Sisyphe eux, en tout cas, n’ont besoin de rien pour nous faire rêver.

Godefroy Gordet
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