Avec des artistes de même pas trente ans qui font déjà parler d’eux, on dresse portrait d’une génération montante. On poursuit la série avec Elsa Rauchs, comédienne et metteuse en scène

Dans la jungle des scènes

d'Lëtzebuerger Land du 23.07.2021

Née à l’aube des années 90, Elsa Rauchs est déjà une comédienne incontournable du Grand-Duché. Si vous ne l’avez pas vue au théâtre, c’est dans un film, une série, ou dans l’un de ses projets expérimento-conceptuel. C’est bien simple, elle est inscrite dans le paysage scénique et filmique depuis 2015. Une quinzaine de pièces et une dizaine de films plus tard, la jeune artiste se montre toujours aussi insatiable. Dernièrement, c’est la mise en scène qui l’agite artistiquement. Son Amer Amer, en collaboration avec Jérôme Michez, s’était posé, en juin, sur la scène de la Banannefabrik dans le cadre du Fundamental Monodrama Festival. Les idées ne lui manquent pas, en témoigne son Projet Nomade, qu’elle lançait en 2014, soutenu par le collectif Independant Little Lies (ILL). En fait, toute la logique de son parcours se fonde sur des idées, de la recherche, du travail, des rencontres, une pincée de chance, beaucoup d’abnégation, pour rendre compte d’un néo théâtre, qui petit à petit se forme sous ses pas.

Se former « Je reviens de trois semaines au Théâtre National à Bruxelles avec la metteure en scène Anne-Cécile Vandalem, là je suis sur Amer Amer, c’est un peu les vacances… », engage Elsa Rauchs avec le sourire aux lèvres, pour qu’on se laisse porter ensuite au rythme d’un dialogue autour de son parcours débordant d’aventures artistiques. Tout commence après le Conservatoire de la Ville de Luxembourg… Son bac en poche, Elsa Rauchs part pour Paris, poursuivre des études de théâtre à l’École Périmony, suivant les conseils de Myriam Muller, elle aussi passée par là. « Je suis allé dans cette école sans trop me poser de questions. Paris a toujours été un peu mon rêve. Ça a été trois années rigolotes, sans me marquer théâtralement. Il y réside une forme d’individualisme, rien ne maintient les gens ensemble vers un but commun, c’est ce qui m’a manqué à Paris ». Alors, en 2012, elle reprend une formation au Conservatoire Royal de Bruxelles, où elle trouve une vision du théâtre qui la séduit beaucoup plus : « Là bas, j’ai trouvé très fort de mettre son égo de côté, et de travailler collectivement à une réalisation commune ».

En constante quête de nouvelles approches – encore aujourd’hui –, elle finit par bifurquer à Gand en Flandre, pour entrer à la Kask (École des Arts de Gand), où elle renforce l’omniprésence du multilinguisme dans son approche de la scène, « on m’avait mis dans les projets avec des artistes étrangers invités dans l’école. La langue est un peu venue toute seule. Comme j’étais là, et qu’il me semblait que je pouvais le faire, j’ai demandé à être dans le projet répertoire ». La Kask lui offre une expérience de formation artistique hors de tout ce qu’elle a pu connaître jusqu’alors, pleine d’intensité et de difficultés, mais assurément au plus proche de ce qu’elle a longtemps cherché. Et même dans un léger décalage avec les autres étudiants de sa promotion, par son vécu déjà multiple avec de plusieurs années de formation, elle se découvre en tant qu’artiste de la scène. « Cette recherche du théâtre et de la langue qui me correspondait a toujours été là en moi. Et c’est quelque chose que je continue à faire, maintenant en duo avec Jérôme Michez. Je pense qu’au-delà des multiples collaborations, ce sont des années d’amitié et de dialogues et les pièces qu’on voit ensemble, qui participent au langage commun que nous nous sommes créés et qui nous constitue en tant que duo ».

Redéfinir Les premières collaborations du duo remontent au Projet Nomade, initié par Elsa Rauchs, d’une idée qui avait germé dans les écoles de théâtre, « dans ce milieu où l’on baigne dans le théâtre, les gens ont une écoute très conditionnée. Je me demandais de quoi dépendait cette écoute et d’où venait la capacité à recevoir une histoire qui dépend pour moi du cadre et des gens qui la raconte ». Fuyant l’ennui, qui peut « kidnapper le spectateur », partant de l’envie de créer de nouvelles conditions d’écoute, et de « confronter le théâtre ou notre pratique à ceux qui ne le côtoient pas », naît ce projet fondateur dans le parcours de Rauchs. « Quand on est parti avec la caravane, on ne savait pas très bien ce sur quoi on allait. Assez vite, on s’est rendu compte que la pièce allait être le récit de ce voyage ». La troupe offre un spectacle contre un endroit où poser leur caravane. De lieu en lieu, l’histoire s’étoffe des rencontres qu’ils font, chaque pièce racontant l’étape précédente du trip, « pour moi c’était une complète une expérimentation, j’avais des choses à découvrir, des choses à tester ».

Depuis lors, elle fait corps avec le collectif ILL, « ça fait huit ans que je travaille avec eux, ILL constitue une de mes familles théâtrales au Luxembourg ». L’approche de ce collectif de théâtre interdisciplinaire se caractérise par une forte réinvention du domaine, une ligne qu’elle veut suivre également. Une redéfinition qui prend forme dans son esprit, puis dans le réel, devant un public au fil des questions que se pose l’artiste luxembourgeoise. Avec son équipe (Julie Goldsteinas, Margaux Laborde, Jérôme Michez, Sarah Klenes, Charlie Rauchs, Catherine Cribeiro, et Annabelle Locks), Elsa Rauchs raconte donc ce voyage théâtral. Une expérience artistique et humaine qu’ils réitèreront par deux fois, même si l’attrait s’était un peu perdu. « Après ce projet, je me suis demandé pendant des années quelles étaient les nouvelles questions brulantes à me poser. Je suis restée plusieurs années sans porter de projet, et puis, avec Amer Amer j’ai retrouvé ce que j’avais laissé de côté depuis longtemps ».

Chercher encore Elsa Rauchs passe donc plusieurs années à fréquenter les scènes, au Luxembourg et ailleurs, notamment dans les rôles de Cate dans Anéantis de Sarah Kane au Grand Théâtre Luxembourg (mise en scène de Myriam Muller), ou de Églée dans La Dispute de Marivaux (mise en scène de Sophie Langevin au Théâtre National du Luxembourg). Au cinéma, elle trouve son premier rôle en 2015, dans Eng nei Zait de Christophe Wagner. Depuis, elle cumule tout cela de façon passionnelle, tout en bouillonnant de l’intérieur de l’envie de poursuivre ses propres recherches artistiques.

Ainsi, en 2018, avec Jérôme Michez, elle entame une recherche de fond, titrée Cut the Bullshit, prémices de leur forme théâtrale Amer Amer. De leurs bagages « académiques », ils veulent déconstruire leurs croyances autour du théâtre, « en tant que comédien on se retrouvait parfois devant des metteurs en scène qui te disent des choses qui n’aident pas à jouer, comme ‘va chercher plus loin, dans les abysses de ta solitude’… Ce sont ces ‘bullshit’ qui doivent disparaitre, pour nous ».

Dans l’action plus que dans le discours, après plusieurs résidences sur les trois dernières années, le duo imagine ainsi le projet théâtral expérimental Amer Amer et mettent en scène le comédien Tom Geels et une femme du public, au centre d’un décor et d’accessoires du quotidien. Un spectacle conceptuel, qui comprend autant de récit que de spectatrices qui y interviennent, et que le duo imagine jusqu’à en déterminer les nombreuses éventualités dramaturgiques, « pour créer ce spectacle, on ne pouvait partir que de nous, de ce que nous sommes. Alors, comme point de départ on s’est demandé ce qu’on avait envie de voir au théâtre en tant que spectateur. On voulait faire quelque chose de très spécifique, par rapport à l’instant du théâtre, trouver comment concerner chaque spectateur de façon directe ».

Il y a sept ans, Elsa Rauchs expliquait qu’« un public de théâtre, en particulier un public avisé, bien sûr, ça fait toujours peur à un acteur ». Dans Amer Amer, elle offre la scène, l’attention et la « gloire », à une spectatrice, sans pour autant savoir où celle-ci va emmener son spectacle, si elle trouvera du plaisir à se trouver là. Un cadeau ou au contraire une forme de confrontation du public à son objet d’attention qu’est le spectacle, même si Rauchs et Michez ficellent tout cela avec beaucoup de bienveillance, « on sait bien que c’est un peu trash. C’est dur de faire monter quelqu’un sur scène et de l’y garder quelques temps. Mais dans ce cadre-là, on s’emploie à ce que ce soit la meilleure expérience possible pour la personne venue nous rejoindre sur scène ».

Avec Amer Amer, le duo explique vouloir faire quelque chose qui puisse eux-mêmes les surprendre, les déplacer en tant que spectateur. Dans son travail personnel de recherche, et ses réflexions artistiques, Elsa Rauchs place finalement l’âme du théâtre dans l’œil du spectateur, au détriment du texte, « un jour, ma mère m’a demandé quel texte j’aimerais monter… Je lui ai répondu ‘aucun’. Le texte n’est pas la chose la plus importante pour moi. Je ne me situe pas du tout du côté du théâtre de la parole ».

Ensuite Dans sa quête récurrente de nouvelles formes théâtrales, d’autres idées, projets, ambitions et rêves germent déjà dans son esprit. Poursuivant la collaboration avec Jérôme Michez, elle continue de « réinventer pour la scène », et s’intéresse à une autre réalité que sa propre réalité théâtrale. Une idée qui la poursuit depuis ses débuts et qui risque de ne jamais la lâcher, et encore moins confortée par les succès critiques de tous les projets qu’elle a pu porter. En ce moment d’ailleurs, elle travaille sur un immense projet pour Esch2022, mis en scène par Claire Wagener, avec une bonne partie de l’équipe de ILL et Jérôme Michez en scène. « C’est vraiment un projet participatif dans le sens où on va le construire avec les gens de la société d’Esch-sur-Alzette ». Prenant la tête de ce projet, elle reprend les fondements des ateliers « Biergerbühn », pour décliner en juillet 2022 une pièce de théâtre et des podcasts, « sur des sujets divers qui tournent autour de la ville est ce que les gens ont à nous raconter sur elle ».

En parallèle, la jeune artiste collabore avec son compère belge Jérôme Michez qui signe le concept et la mise en scène d’un ambitieux projet titré Collüsion. Encore la tête dans les dossiers de subvention et les recherches de résidence, ils mettent pourtant déjà facilement des mots pour décrire cette création, « On travaille sur les livreurs à vélo Deliveroo, pour questionner la notion de danger, comment vit-on avec cette représentation, et comment on le représente ». Une recherche encore très jeune, mais montrant des allures critiques, voire polémique, « c’est sûr que dans l’approche, c’est politique. Ça vient d’un ras-le-bol de cette société ultralibérale, ses dérives et la mise en danger de ceux qui sont en bas de l’échelle ». Amer Amer leur a permis de trouver la légitimité pour attaquer des thématiques plus engagées et de faire un théâtre plus politique. « Dans Amer Amer, il s’agit d’analyser soi-même et ses proches à la loupe, et face à notre propre responsabilité dans l’état du monde, avant de pointer le doigt vers les autres. Au lieu de faire une pièce qui critique tout ce qui va mal, on essaie de créer des conditions qui permettent de vivre ensemble, de ressentir ensemble un antidote à la misère sentimentale dans le monde », explique dans ce sens Elsa Rauchs.

Amer Amer comportait déjà cette envie « de remettre en question et de vouloir dépasser notre système de valeur et nos façons d’évoluer ensemble dans la société », quand Collüsion reprend cette incisive dans l’approche, pour lier cette future création entre parole documentaire et plus-value esthétique. « Nous ne pouvons plus supporter cette routine au théâtre où l’on entend trop souvent des discours de l’entre-soi, qui ne nous permettent pas d’agir ou de nous déplacer pour espérer aller vers mieux. Il faut arrêter de vouloir changer les choses qu’on n’a pas ressenties. En tant qu’artiste, on doit se mettre à travailler le ressenti, qui est, je pense, un des meilleurs outils qu’on a pour arriver à changer le monde ».

Godefroy Gordet
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