Ces artistes ont à peine trente ans – parfois même pas, parfois tout juste plus – et font déjà parler d’eux. Portraits d’une génération montante avec, pour commencer, Andrea Mancini, musicien et plasticien

La club culture entre au centre d’art

d'Lëtzebuerger Land du 14.05.2021

Café et plâtres À Luxembourg, il y a toujours un chantier quelque part. Et dans la vieille ville, il faut se faufiler entre les barrières et les camionnettes pour arriver au Casino Display au Marché-aux-poissons où on découvre… des ouvriers en plein travail ! « J’ai enregistré le bruit qu’ils font, peut-être que je l’intégrerai à mes recherches », annonce d’emblée Andrea Mancini, en s’excusant pour le dérangement. Le lieu qu’on appelait Konschthaus beim Engel il y a encore quelques mois a été transformé en résidence de travail et de recherche pour de jeunes artistes. Géré par le centre d’art dont il porte le nom, il accueille, pour l’heure, Andrea Mancini pendant six mois (jusqu’en juillet). « J’ai la chance d’être le premier et de pouvoir expérimenter les lieux, mais c’est aussi un peu frustrant de perdre du temps à cause des travaux ». Cheveux déjà teintés de sel malgré son jeune âge (il est né en 1989), il nous reçoit dans cet espace difficile à définir : un véritable studio aménagé pour vivre et travailler, mais aussi un lieu régulièrement ouvert au public, notamment aux étudiants des écoles d’art de la Grande Région.

Dans l’espace destiné à la bibliothèque, avec un café dans la tradition italienne, l’artiste, à la fois musicien et plasticien, rembobine avec nous son parcours pour remonter à l’adolescence quand il décide de quitter son Minett natal (et le Lycée de garçons d’Esch) pour le Lycée de garçons de la capitale. « Vers quinze ans, j’ai commencé à m’intéresser à la musique. J’ai rencontré des jeunes, notamment de l’École européenne, qui étaient dans des groupes plutôt indie rock. Cet univers international, cette ouverture d’esprit, cette culture artistique m’ont attiré. J’avais besoin de changer. » Une nouvelle vie commence à une heure de bus de la maison (où papa écoutait Pink Floyd, « quand même »). Les amis de l’époque le sont restés et ils sont toujours musiciens, avec un succès certain à l’international : Napoleon Gold, (les anciens de) Natas loves you, Jackie Mountain, les frères Arndt…

La section G le mène assez naturellement vers des études de sciences politiques à l’université de Bruxelles (« ma grand-mère me voyait déjà diplomate »), avant de s’orienter vers une formation artistique. Il ne choisira pourtant pas une école de musique (« trop technique »). « La scène musicale underground que je fréquentais à Bruxelles était très proche de la scène artistique. J’y ai rencontré des personnes inspirantes qui m’ont motivées à faire une école d’art. » Ce sera l’ERG (École de recherche graphique) et son approche pluridisciplinaire qui va marquer la façon de travailler d’Andrea Mancini. Il n’a de cesse de tisser des liens entre son et image. Pour lui, la musique a des couleurs, comme l’image a des tonalités, le son offre une dimension spatiale, les sens entrent en correspondance.

Club culture Pendant ses études, et surtout une fois son BA en typographie, design graphique et communication visuelle obtenu (en 2016), Andrea deviendra Cleveland, du nom de son projet de musique électronique. Un nom choisi pour sa sonorité et en référence aux voyages. « Je ne me vois pas comme un expert ou un technicien, mais plutôt comme quelqu’un d’instinctif. Je cherche à expérimenter, rechercher, vibrer, croiser, laisser venir des happy accidents qui peuvent faire entrer la magie », détaille-t-il en admettant un léger complexe face aux musiciens qui maîtrisent « à fond » leurs instruments. Il se produit ainsi sur plusieurs scènes internationales, dans des clubs et des festivals prestigieux, et travaille avec des labels renommés, comme White à Berlin ou Hivern Disc à Barcelone. Dans la sphère house et techno, la musique de Cleveland ne veut pas s’embarrasser d’étiquettes : « C’est une musique colorée, à la fois contemplative et dansante. Je cherche un lien intime, une connexion spirituelle avec le public », tente-t-il de définir. L’occasion d’un petit coup de gueule sur l’impossibilité de jouer et de danser : « qu’on nous laisse faire des événements, même masqués, même testés. » Il estime que la club culture subit des préjugés au Luxembourg où elle est méconnue voire inexistante. « L’Allemagne est à ce titre en avance : à Berlin une loi considère les clubs comme des institutions culturelles. »

Diverses prestations musicales, notamment lors de festivals et expositions comme « Garage numérique » (à Bruxelles en novembre 2019) – où Mancini crée la partie sonore d’une installation audiovisuelle immersive – le conforte dans la possibilité de lier son et image. Cela le pousse à tenter de trouver une résidence de recherche en audiovisuel. Il écrit alors au Casino Luxembourg (« l’institution d’art contemporain dont je me sens le plus proche dans mon pays, le Mudam étant souvent trop institutionnel et prudent ») avec un dossier de présentation de son travail et de son projet. Il ne recevra de réponse que plusieurs mois plus tard, quand l’idée du Display se met en place et correspond aux propositions de l’artiste. Il mène donc une recherche expérimentale à la croisée des deux facettes de sa pratique artistique. « Ce qui fait l’originalité et l’intérêt de cette résidence, c’est qu’il s’agit de recherche. On ne me demande pas de présenter un travail abouti à la fin des six mois, même si j’espère avoir des choses à montrer. »

Hétérotopie Le fil rouge de la recherche d’Andrea Mancini est l’hétérotopie. Ce concept a été forgé par Michel Foucault pour désigner des espaces concrets qui hébergent l’imaginaire – comme une cabane d’enfant ou un théâtre –, qui sont destinés à une activité spécifique – un parc d’attraction ou un stade de foot – ou qui servent à mettre à l’écart – les prisons ou les cimetières. Ce sont des lieux à l’intérieur d’une société qui obéissent à des règles qui leur sont propres. « On peut dire que la club culture est une hétérotopie. Ça me manque et j’en ai besoin », ajoute l’artiste sans tout à fait être sûr que c’est pour ça qu’est né son intérêt pour le concept. Il a maintenant accumulé du matériel sonore et visuel dans des espaces comme le cimetière américain de Sandweiler, l’ancienne usine Arbed de Esch/Schifflange ou les installation de SES à Betzdorf, « des lieux à la fois délimités et ouverts ».

« Puisque je peux travailler dans les différents espaces du Display, j’envisage de traiter un sujet par salle ». Il cite par exemple la notion de safe space, un espace où les minorités discriminées peuvent s’exprimer sans crainte et sans devoir supporter ces discriminations. C’est encore une notion chère à la culture du clubbing où certaines boîtes s’affichent comme safe space. Sa recherche porte alors sur les sons qui réconfortent ou à l’inverse qui insécurisent. Liberté de mouvement, accès et non accès sont d’autres thématiques sur lesquelles Andrea Mancini travaille. Des sujets très actuels, notamment par rapport au confinement et aux questions de distanciation sociale. « Ce qui sera montré sera un work in progress, sans doute assez immatériel, mais je ne voudrais pas que cela ne soit que conceptuel. » La question de l’accessibilité de son travail taraude Mancini : « cCest un grand débat : est-ce qu’il faut essayer d’élever le public ou de rendre l’art plus à sa portée ? » Question qu’il ne tranche pas : « Je n’ai pas envie d’une art spectaculaire ou décoratif, mais je ne veux pas non plus être élitiste. »

Rêves Cet entre deux – ni facile ni élitiste – définit les choix de vie d’Andrea Mancini et d’une partie de sa génération. La liberté est un des axes essentiels pour ces jeunes artistes : « Je suis dans une sorte de carrière qui est très instable, qui n’est pas facile, où j’ai clairement choisi la liberté plutôt que la sécurité », énonce-t-il, tout en reconnaissant et saluant les aides publiques dont il bénéficie. Dans sa famille où il est le premier à avoir fait des études supérieures, et où ses sœurs suivent des voies professionnelles plus « sûres », il passe parfois pour « un alien », parfois pour « le vilain petit canard » : « Les parents préfèrent souvent savoir que leur enfant est en sécurité, mais les miens voulaient surtout que je sois heureux. »

Il constate, un rien désabusé : « Je ne suis plus aussi idéaliste que quand j’étais plus jeune, car les problèmes du monde ne nous laissent pas voir le futur très rose. Mais je continue à croire en mes rêves et à les poursuivre. Je souffre parfois de cette instabilité, mais le rêve est plus grand et plus intense. Ce serait pire d’y renoncer. » Son début de carrière lui donne raison : « Finalement, je suis un petit Luxembourgeois qui a réussi à jouer dans les meilleurs clubs du monde. Il faut y croire. »

France Clarinval
© 2024 d’Lëtzebuerger Land