Cinémasteak

Seule contre tous

d'Lëtzebuerger Land du 23.07.2021

Après Les Petites marguerites (1966) et Mimi métallo blessé dans son honneur (1972), le cycle Female Gaze se poursuit à la Cinémathèque de Luxembourg avec, cette semaine, le film de Kathryn Bigelow consacré à la traque d’Oussama Ben Laden, Zero Dark Thirty (2012). Avec ce long-métrage musclé, dopé par dernières technologies développées par la CIA, celle qui fut la compagne de James Cameron s’empare d’un sujet sensible, tant les victimes et les familles endeuillées ont été nombreuses, aussi bien que porteur commercialement – tout le monde ayant en mémoire ces effroyables images diffusées en direct du World Trade Center en flammes. L’événement a non seulement marqué les consciences, mais il a façonné une ère nouvelle : à mesure que se répandait la menace terroriste à travers le monde, les caméras de vidéosurveillance n’ont cessé d’envahir l’espace public. Depuis, jamais le terme d’insécurité n’aura été autant employé à des fins politiques...

Parce qu’il est tristement connu de tous, cet événement dramatique fondateur n’est ici nullement représenté. Kathryn Bigelow préfère entamer Zero Dark Thirty par le deuil d’un écran noir, où seul le son a charge de restituer la catastrophe en donnant à entendre les dernières paroles d’une victime enfouie sous les décombres. Deux ans plus tard, en 2003, le spectateur est introduit dans l’enceinte bien gardée des « sites noirs » du gouvernement états-unien, et dont le plus connu d’entre eux est sans doute celui de Guantánamo (Cuba). Là comme ailleurs, l’admini-stration Bush avait mis en œuvre des pratiques douteuses et illégales au point de vue de la Constitution américaine, telles que la « pratique des interrogatoires renforcées » (enhanced investigation technique) que la cinéaste fait le choix de montrer sans détour. Ainsi perçoit-on un détenu confronté à un simulacre de noyade, puis promené en laisse à la façon d’un chien, allusion à peine voilée à une photo arrachée à l’enfer de la prison d’Abou Ghraib, en Irak (à laquelle fera référence la série Homeland, qui anticipe d’une année la réalisation de Zero Dark Thirty). Ce que Barack Obama, une fois arrivé à la présidence, qualifiera tout simplement d’actes de torture.

Pareilles images, qui violentent en retour la sensibilité du spectateur, n’ont d’autre but que d’accuser la politique pernicieuse de Georges W. Bush. Le reste du film s’attache à démontrer que l’intelligence, la patience et la ténacité au travail – autant de vertus à mettre au compte de la protagoniste brillamment interprétée par Jessica Chastain – sont plus efficaces que n’importe quelles contraintes ou mutilations corporelles. Le cerveau de la CIA, c’est donc elle, unique femme au milieu des mâles en costard ou en uniforme de GI, si souvent seule à se démener pour repérer la planque de l’ennemi numéro un des États-Unis. À travers le portrait de ce personnage se dessine par extension celui de la cinéaste, première lauréate d’un Oscar en 2010 pour Démineurs (2008), qui elle aussi a fonction d’orchestrer par ses compétences les équipes techniques et créatives mises à sa disposition sur le plateau de tournage. L’aboutissement des méthodes douces du Renseignement américain constitue enfin un clair soutien de la part Kathryn Bigelow à la politique d’Obama, qui dénonça et mit fin à ces pratiques abusives sans parvenir cependant à fermer le camp de Guantánamo. C’est ainsi que dans ce film high-tech et quelque peu convenu formellement se dégage, plus avant, l’opposition entre deux façons de penser la dignité et le gouvernement des humains.

Zero Dark Thirty (USA, 2012), vostf, 157’, sera présenté vendredi 23 juillet à 19h à la Cinémathèque de la Ville de Luxembourg

Loïc Millot
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