Land : En passant en revue votre carrière politique, on se rend compte que le LSAP ne vous a pas fait de cadeaux : En 1998, le congrès socialiste vous préférait Lydie Err comme secrétaire d’État ; en 2013, Etienne Schneider s’imposait comme Spëtzekandidat et vous succédait comme Vice-Premier ministre. Vous n’en avez pas gardé rancune ?
Jean Asselborn : Mais à qui le parti aurait-il jamais fait des cadeaux ? Même des grands personnages comme Robert Krieps ont dû passer par le purgatoire. Au parti, c’est comme dans la vie : Il y a des hauts et des bas. Parfois on se retrouve à terre, alors il faut se battre. Mais je n’y pense plus. J’ai essayé de donner au parti ce qu’il attendait de moi.
C’est-à-dire des voix ?
Oui, mais encore fallait-il les recueillir. Je suis devenu maire de Steinfort en 1982 et député en 1984, année où le LSAP a remporté onze sièges dans la circonscription Sud. J’ai donc eu beaucoup de chance. Mais quand je pense à mon parti, je pense surtout à mes origines : Je viens d’une famille ouvrière et j’étais moi-même ouvrier à Uniroyal. J’y ai travaillé en 1967-1968, et cela en trois-huit. Mes parents étaient d’ailleurs très déçus que j’arrête l’école. Ils ne voulaient pas que leur fils ait à porter un bleu de travail.
Après un an et demi à l’usine, vous devenez fonctionnaire communal à Steinfort, où vous commencez au bureau de la population. Un poste qui vous a probablement servi électoralement par la suite ?
À l’époque, je connaissais toute la commune, aujourd’hui je connais tout le cimetière… J’étais chargé de délivrer les cartes d’identité qu’on rédigeait encore à la main. En juillet-août, les gens passaient à toute heure pour renouveler leurs papiers avant de partir en vacances. J’avais même un carnet à la maison. Je connaissais également tous ceux qui avaient perdu le droit de vote après la guerre, les « inciviques » qu’il fallait rayer des listes électorales. En parallèle, j’ai rattrapé quatre ans de lycée, puis commencé des études de droit. J’ai finalement obtenu ma maîtrise en 1981 à Nancy. Je suis content d’avoir acquis ce bagage universitaire. Pas tellement à cause du diplôme en lui-même, mais parce que cela m’a appris à travailler de manière un peu plus structurée.
Lorsque vous êtes nommé ministre des Affaires étrangères en 2004, le diplomate Nicolas Schmit est placé à vos côtés comme secrétaire d’État et comme chaperon. On ne vous estimait pas capable d’endosser seul cette fonction ?
Être sous-estimé, cela constitue toujours un avantage ! Mais Nicolas Schmit est un des Luxembourgeois qui connaissent le mieux l’UE. J’ai été nommé ministre en juillet 2004, et la présidence luxembourgeoise débutait le 1er janvier 2005. Je devais donc guider toute la politique étrangère de l’UE, comme c’était la règle jusqu’au traité de Lisbonne.
L’Europe, c’était les plates-bandes de Juncker. Comment se passait la cohabitation avec le Premier ministre ?
Il y a eu un petit couac au début, lorsqu’il m’a dit : « Rappelle-toi, Jang : La voix du Luxembourg, c’est moi ». J’avais un certain respect vis-à-vis de Juncker. Il était déjà quelqu’un, alors que je n’étais encore personne. Je me suis dit que pendant les cinq premières années, ma priorité allait être d’apprendre. Mais j’avais également déjà en tête qu’il y aurait, en 2012, le match pour faire élire le Grand-Duché au Conseil de sécurité des Nations unies. Je savais que la politique luxembourgeoise y gagnerait une autre dimension. Juncker n’était pas convaincu, mais il ne m’a pas freiné non plus. Et quand le Luxembourg a été élu, il m’a téléphoné pour me féliciter. Le défi, c’était de ne pas végéter dans l’anonymat, mais de montrer que nous pouvions jouer un rôle, tant dans l’UE qu’à l’ONU.
Vous passez pour un bon client des médias allemands, auxquels vous avez accordé des centaines d’entretiens. Quand avez-vous décidé de bâtir ce réseau ?
Nous n’avons pas de passé péjoratif. Nous n’avons jamais déclaré la guerre à personne. Nous n’avons pas eu de colonies… du moins pas directement. Je devais sonder jusqu’où je pouvais m’avancer dans mes déclarations. Là où je l’ai appris, c’était dans la matinale du Deutschlandfunk. J’y suis probablement passé une cinquantaine de fois. Le matin vers sept heures, j’étais assis ici dans mon bureau à attendre que le téléphone sonne, pour passer en direct dans une des émissions les plus écoutées en Allemagne.
Le Luxembourg est quantité négligeable en termes géopolitiques. Cette absence de poids vous offrait une grande liberté de parole.
Oui, mais cette liberté, il fallait l’utiliser.
Vous disiez souvent tout haut ce que votre ami Frank-Walter Steinmeier pensait tout bas. Il y avait donc une sorte de division du travail avec votre homologue allemand ?
Sur certains dossiers, je pouvais m’avancer plus loin que lui. C’était le cas pour Israël-Palestine et la Pologne, parfois aussi pour la Russie.
Ces dernières vingt années, vous vous êtes beaucoup investi dans le dossier israélo-palestinien. Quelle a été votre première réaction aux massacres du 7 octobre ?
Dès ce samedi matin, j’ai saisi que c’était une catastrophe pour les gens en Israël et que ce sera une catastrophe pour les gens à Gaza. Je me suis toujours dit que le jour où cela exploserait, ce serait horrible. Mais que ce soit horrible à ce point-là, je ne l’avais pas imaginé. Il n’y a pas un millimètre de justification pour ce qui s’est passé le 7 octobre. C’était de la barbarie sur le mode de l’État islamique ! Mais pense-t-on vraiment pouvoir exterminer l’idéologie qu’est le Hamas par des moyens militaires ? J’ai d’immenses problèmes avec cette prémisse. Plus de 25 000 personnes sont mortes à Gaza jusqu’ici, dont la moitié des femmes et des enfants. Même si les chiffres sont contestés, ils donnent un ordre de grandeur. On ne peut pas simplement dire que ce n’est pas à nous de décider quand les actions militaires doivent cesser. La communauté internationale s’est donné un droit ! Ce n’est pas acceptable qu’il n’y ait plus de proportionnalité entre une attaque et sa riposte.
Ce n’est pas ce que semble penser Luc Frieden. Dans son interview du Nouvel An [enregistrée le 18 décembre], il disait : « Ech verbidden mer total, ze jugéieren, wéini ee muss ophale mat reagéieren oder net ».
Je ne vais pas commenter les déclarations de Luc Frieden. Il a son opinion, j’ai la mienne. Je l’ai clairement exprimée : Il faut un cessez-le feu d’au moins deux mois pour arrêter le carnage et libérer les otages. Les gens qui n’ont jamais été à Gaza ont du mal à s’imaginer la situation. Sur un territoire qui fait un septième du Luxembourg, les gens sont poussés d’un bout à l’autre. Ils ne savent plus où aller.
Xavier Bettel estime que la réponse israélienne n’est plus proportionnée. En fait, il dit le contraire de Luc Frieden…
Je vous en prie : Laissez-moi tranquille avec la politique luxembourgeoise ! J’ai quarante ans de politique nationale sur le dos. J’ai assez donné…
La Cour internationale de justice (CIJ) appelle à protéger les Gazaouis contre « un risque réel et imminent » de génocide. Pensez-vous que cette ordonnance va amener certains pays à repenser leur position ?
Vous vous rappelez que la même chose avait été décidée en 2022 par la CIJ pour la Russie. Netanyahu connaît ces précédents. Mais la décision influencera fortement la conscience du monde. Biden commence à faire pression pour que la guerre s’arrête. Mais nous savons pourquoi elle continue. Tant que durera la guerre, la responsabilité de Netanyahu dans ce qui s’est passé le 7 octobre restera au second plan.
Les pays européens « didn’t give a fuck » à propos de la question palestinienne, c’est ce que vous avez récemment confié à un groupe de journalistes à Bruxelles. Vous ajoutiez : « There were two countries that tried to put it on the agenda, me and the Irish ».
L’UE a commis une faute capitale. Ces dix dernières années, on ne croyait plus à une solution à deux États. On l’a écartée, en se disant « ça roule ». Il n’y avait plus qu’une très petite minorité de pays à tenter, sans succès, de placer la question à l’ordre du jour du Conseil des affaires étrangères. Quand tout le monde dit aujourd’hui être pour la solution à deux États, cela me met en colère. Lorsqu’il était encore temps d’avancer, do huet sech kee Schwäin dofir interesséiert. On ne partageait même plus les deux paramètres de base, à savoir un État palestinien dans les frontières de 1967, avec Jérusalem-Est comme capitale.
Cette division au sein de l’UE, quand est-elle apparue ?
Immédiatement après le Brexit, quand Boris Johnson est devenu State secretary for foreign affairs. Elle s’est creusée par la suite. Netanyahu a un rayonnement politique très fort, également dans les pays européens. Certains ont fini par dire : « On n’est ni pour les uns ni pour les autres. On est au milieu, on ne s’en préoccupe plus. » Très peu d’États membres ont finalement réagi aux annexions en Cisjordanie. Ce qui était une grave erreur. L’UE défend les droits de l’Homme partout dans le monde. Elle doit prendre position pour les faibles. Un État palestinien est la seule solution pour qu’Israël puisse vivre en paix à l’avenir. Il n’y en a pas d’autre. Mais je doute que l’on y arrive aujourd’hui. Quand je suis devenu ministre, il y avait 300 000 colons en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. Il y en a 700 000 aujourd’hui. Mais ces colonies ont été construites, elles pourront donc également être démantelées. Je me souviens des mots d’une survivante des attentats du 7 octobre que j’ai rencontrée : « Croyez-moi, une fois cette guerre terminée, le peuple israélien et le peuple palestinien voudront la paix ». Je place mon espoir dans les peuples. Mais on aura d’abord besoin d’élections en Israël, tout comme en Palestine.
Le Hamas devrait-il avoir le droit d’y présenter ses candidats ?
Je ne veux pas m’immiscer dans les histoires inter-palestiniennes qui sont très compliquées. Mais les Palestiniens ne peuvent pas continuer avec des dirigeants dont la légitimité remonte à 2005 ; ils le savent eux-mêmes. Tant du côté israélien que du côté palestinien, on aura besoin de dirigeants légitimés, capables de trouver une solution avec la communauté internationale. Ce sera très compliqué, j’en suis conscient.
Vous avez été à plusieurs reprises à Gaza. Y avez-vous jamais rencontré des représentants du Hamas ?
On ne rentrait pas à Gaza sans l’accord du Hamas. On passait par l’ambassade néerlandaise qui nous mettait à disposition des voitures sécurisées. À la frontière, on était pris en charge par des gens du Hamas, vêtus de noir, qui nous conduisaient à nos rendez-vous. Mais ils restaient silencieux. Je n’ai donc jamais discuté avec quelqu’un du Hamas.
Au début des années 2010, le Luxembourg entretenait de bonnes relations économiques avec le Qatar, par ailleurs argentier du Hamas.
Au sein du gouvernement, j’avais mis en garde contre le Qatar à l’époque. Le Qatar, l’image que j’en garde, c’est celle du père Al-Thani distribuant des millions de dollars à Gaza. Quand Benjamin Netanyahu négociait la libération d’otages, il le faisait avec le Hamas. En même temps, il faisait tout pour affaiblir l’Autorité palestinienne à Ramallah. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’il a soutenu le Hamas. Mais c’est évident qu’il avait toujours en tête de saboter une solution à deux États.
Vous avez investi beaucoup d’énergie dans la question proche-orientale. La Chine ne vous a par contre jamais vraiment intéressé. En tout cas, ce n’était pas une de vos priorités.
Non, j’y étais trop souvent. Il fallait trouver la bonne tonalité, notamment sur Taïwan. Juncker par contre avait de bonnes relations avec Pékin. Je me rappelle notre visite d’État en 2006, lors de laquelle nous avons rencontré le président Hu Jintao au Palais du peuple. Seize ans plus tard pendant le congrès du Parti communiste, le même Hu Jintao s’est fait escorter hors du même Palais du peuple.
La politique chinoise du Luxembourg paraît assez opportuniste. En 2017, le Grand-Duché avait ainsi été un des premiers pays européens à joindre la « Belt and Road Initiative ».
Ce n’était pas une décision du ministère des Affaires étrangères. Mais dans le « memorandum of understanding » que nous avons signé ne figure rien qui irait contre les intérêts du Luxembourg. Je comprends qu’on maintienne une relation. Si Trump gagne les élections, il fera tout pour exacerber les antagonismes avec la Chine. La pression sur l’Europe pour choisir entre Washington et Pékin augmentera encore d’un cran. Où nous situerons-nous alors comme UE ?
La possibilité que Donald Trump remporte la présidentielle est très réelle. Ce serait une mauvaise nouvelle pour l’Ukraine.
Poutine continuera sa guerre au moins jusqu’aux élections américaines. Trump a promis de résoudre le conflit en 24 heures. Concrètement, cela signifie qu’il dira à Zelensky : « Les territoires que les Russes détiennent actuellement seront russes. L’Ukraine n’accédera pas à l’Otan, mais elle pourrait toujours essayer de rejoindre l’UE. »
Vous étiez assez proche de votre homologue russe, Sergueï Lavrov, au point de l’inviter à votre 60e anniversaire à Steinfort. Cette relation personnelle ne témoigne-t-elle pas d’une certaine naïveté ?
Oui, Lavrov était ici à Steinfort en 2009. Avec Steinmeier, on est allés manger à « La Petite Marmite », un restaurant qui n’existe plus et où se trouve aujourd’hui une pharmacie. Vous parlez de naïveté… Oui, après coup, peut-être. Mais on vivait dans un autre monde à l’époque. Les Européens faisaient tout pour établir une normalité avec les Russes. C’était pratique courante, cela n’avait rien d’extraordinaire. Ok, la Pologne et les pays baltes restaient plus méfiants, mais ils allaient eux aussi à Moscou. Quand la Crimée a été annexée, un monde s’est effondré pour moi. En 2022, je n’aurais jamais cru que Poutine piétinerait tout ce que nous lui avions offert jusqu’à la dernière minute.
En mars 2002, vous souhaitiez sur Radio 100,7 que Poutine soit « physiquement éliminé ». Comment une telle bourde a-t-elle pu vous arriver ?
Parce que je suis un être humain ! Quelques minutes avant de donner l’interview j’avais vu les images des bombardements sur Kharkiv. Une pensée m’a alors traversé la tête : « Deen Putin muss ewech ». Après l’interview, j’ai immédiatement reconnu que j’avais commis une erreur.
Le fait que vous avez longtemps mené le hitparade des politiciens les plus populaires était sans doute lié à votre statut quasi-extraterritorial. Vous vous êtes très peu immiscé dans la politique nationale.
Après 2013, je n’étais plus Vice-Premier ministre et j’ai décidé de me concentrer sur la politique étrangère. C’était un choix : On ne peut faire de la politique étrangère à un niveau élevé dans l’UE et à l’ONU, tout en suivant de près la politique gouvernementale. En 2013-2014, j’ai été quatorze fois à New York au Conseil de sécurité ! Mais vous semblez oublier que j’avais aussi la Direction générale de l’immigration dans mes attributions. Quand il y avait des décisions à prendre sur des expulsions, je passais des nuits sans dormir.
Vous cherchiez surtout les arrangements. Ce pragmatisme a été critiqué comme arbitraire, comme des faits du prince.
C’était difficile, très difficile pour moi. Chacun avait mon numéro de téléphone. Des gens m’appelaient tout le temps pour telle ou telle famille. Alors que faire ? Que voulez-vous que je vous dise ? En cas de doute, j’étais pour les réfugiés. Toujours.
Mais vous vous mettiez ainsi dans une position intenable, non ?
Aucun autre ministre de l’Immigration européen ne se trouve dans une telle situation. Mais on est au Luxembourg. On ne règle pas les problèmes de manière théorique. À la fin du compte, c’est toujours le ministre qui doit trancher. J’ai probablement occupé ce ressort pendant trop de temps.
Vous avez un moment hésité à vous présenter aux prochaines élections européennes. Ce qui aurait significativement augmenté les chances du LSAP de récupérer le deuxième siège.
Mon idée initiale était de siéger quelques mois à la Chambre, puis de me présenter aux européennes. Mais j’ai senti que je n’avais plus la motivation ni l’énergie. Je vais avoir 75 ans l’année prochaine. Si tout va bien, j’aurai encore droit à dix ans. Il fallait que je m’éloigne de la politique.