La voix du géopolitologue franco-luxembourgeois, François Heisbourg, compte parmi les plus écoutées dans les médias français au sujet de la guerre d’Ukraine. Ses écrits sur les relations internationales sont parmi les plus lus. A paru la semaine passée Les Leçons d’une guerre, son treizième ouvrage chez Odile Jacob, le 21e en tout. François Heisbourg, né en 1949 à Londres, a grandi au Grand-Duché jusqu’à neuf ans, âge auquel il a suivi son père, Georges, nommé ambassadeur du Luxembourg à Washington… où il a vécu la crise des missiles. Le paternel diplomate a notamment poursuivi sa carrière à Paris et à Moscou. François Heisbourg a, lui, officié pour le ministère des Affaires étrangères français, a conseillé le ministre de la Défense durant les premières années de mandat de François Mitterrand, œuvré pour l’armement chez Thomson-International et finalement dirigé le Think tank International Institute for Strategic Studies (IISS). Nous le rencontrons mercredi dans l’appartement familial dans la capitale, au milieu des ambassades. François Heisbourg reviendra en mai aux Journées de l’économie pour discourir de la façon par laquelle la géopolitique affecte les perspectives économiques du Luxembourg. Un avant-goût.
d’Land : Monsieur Heisbourg, dans votre ouvrage Les Leçons d’une guerre, celle menée par la Russie en Ukraine, vous parlez de « monde comme terrain de lutte ». L’on sent effectivement que le conflit, aux conséquences tragiques sur le terrain, nous concerne tous les jours un peu plus. Le Luxembourg a par exemple annoncé cette semaine envoyer une vingtaine de militaires nationaux en Roumanie, le long de la frontière ukrainienne, le plus gros contingent luxembourgeois à l’étranger. Qu’a enseigné cette année de guerre sur l’Europe de la défense, sur l’autonomie stratégique européenne?
François Heisbourg : Sans le leadership américain, l’Europe n’aurait pas été, militairement et politiquement, en mesure de répondre efficacement à l’invasion de l’Ukraine. Dans le domaine militaire, les États-Unis ont apporté plus de cinquante pour cent des armes à l’Ukraine. Ils dictent le rythme des fournitures d’armement. Quand Josep Borrell (Monsieur Sécurité et Diplomatie de l’UE, ndlr) dit en avril que l’UE va livrer des MiG 29 à l’Ukraine, les Polonais sont prêts à les fournir. L’Ukraine est ravie. Mais les Américains s’y opposent. D’un point de vue financier, les États-Unis ont fourni à peu près le même montant que l’UE, mais sous forme de dons, alors que les États-membres ont prêté. Lorsque la phase de reconstruction démarrera, cela va compromettre la situation de l’Ukraine sur les marchés financiers. On marche sur la tête. Nous pouvons nous satisfaire d’être restés solidaires de l’Ukraine. Mais ces compliments ne permettent pas de dire que l’UE a acquis une autonomie stratégique.
Vous écrivez que l’UE s’était habituée à la paix et qu’elle n’était plus équipée pour la guerre. C’est la cas du Luxembourg, votre « deuxième patrie » qui a, apprend-on via le New York Times, mandaté deux fonctionnaires pour acheter des armes.
Le Luxembourg n’est évidemment pas un géant militaire et ne le sera jamais. Le Luxembourg ne peut pratiquement rien fournir de notable en direct, ni en matériel, ni en êtres humains. Mais le Luxembourg jouit d’une connectivité exceptionnelle. Ce sont ces connexions-là qui font que le pays parvient à prospérer. Les Luxembourgeois s’en sont servi pour trouver des armements pour l’Ukraine. 6 000 missiles Grad (ancien armement soviétique adapté au matériel utilisé par l’armée ukrainienne, ndlr) qui venaient du Pakistan. C’est beaucoup. Quand j’ai lu les montants, je me suis dit « p***** les mecs, ils assurent ». Ça m’a rappelé le film The mouse that roared (réalisé en 1959) où des types d’un Duché européen débarquent à New York pour déclarer la guerre aux États-Unis et, parce que les habitants sont aux abris à cause d’une alerte aérienne, les assaillants se retrouvent en possession d’une arme nucléaire. J’ai trouvé l’initiative intelligente. L’Ukraine en a besoin. Le nombre est significatif. Puis cela interpelle sur un autre élément.
Lequel ?
En ce moment, beaucoup de gens glosent sur le fait que l’occident n’a pas toujours derrière lui le Sud collectif (ou global south). Sur les cartes qui circulent l’on voit que les principaux pourvoyeurs d’armes à l’Ukraine sont des pays occidentaux, puis il y a le Pakistan, puis le Maroc… donc, à travers cet article du New York Times, il y a aussi cette incantation : quand on essaie, et les Luxembourgeois ont eu l’intelligence d’essayer, de s’adresser aux pays du Sud, on a des bonnes surprises. Et puis dans ma discussion avec le président Zelensky lors de ma visite à Kyiv en septembre dernier, l’on s’était justement penchés sur la question de savoir où trouver des munitions d’origine soviétique dans les pays du sud. À ma surprise, le président ukrainien était très bien informé de la situation pays par pays. Il avait intégré. Le sujet est donc important pour lui. Les Luxembourgeois ont donc visé juste. Mais je ne leur ferai pas que des compliments.
Quels reproches formuleriez-vous ?
Comme d’autres, j’ai noté des allégations suffisamment graves pour qu’elles méritent des éclaircissements : une société spatiale basée au Luxembourg (Spacety, ndlr), partie d’un groupe chinois, aurait fourni de l’imagerie satellitaire au groupe Wagner à des fins de ciblage de ses armements. L’espace est un domaine important dans la paix comme dans la guerre. Le Luxembourg doit bénéficier du même degré de connaissance et de régulation dans le domaine spatial que dans le domaine financier où l’expertise s’est développée parallèlement à la disparition du secret bancaire.
Que proposez-vous ?
Je l’avais déjà dit voilà quelques années lorsque j’ai été interrogé par les députés de la Commission d’enquête de la Chambre au sujet du Srel : le Luxembourg a besoin d’un service de renseignement. Pas pour imiter la CIA ou le FSB, mais pour savoir ce qu’il se passe chez lui, pour former sa propre opinion de ce que font Pierre, Paul ou Jacques en matière de données satellitaires. Le cas chinois n’est pas du tout isolé. Il y a un vrai écosystème spatial au Luxembourg.
Les États-Unis restent un partenaire privilégié, notamment à travers la surveillance depuis l’espace. Les deux États s’allient via la société SES (voir page 10). Que vous inspire cette cohabitation entre des entreprises privées qu’on ne connait pas vraiment avec des entreprises aux capitaux publics sur lesquelles on a la main ?
Nous sommes entrés dans la démocratisation de l’espace. Jusqu’à présent, cette activité était un monopole des États souverains. C’est formidable de nouer ces partenariats. Nous sommes petits. Nous savons que nous sommes vulnérables. Nous essayons de jouer avec un coup d’avance. Quand la sidérurgie a commencé à battre de l’aile, nous n’avons pas tardé à attirer les investissements étrangers, puis le secteur financier. Le fait que le Luxembourg ait su monter dans le train de l’espace, alors que ce n’était pas très réputé comme domaine d’investissement (dans les années 1980 avec SES, ndlr), est une prouesse et l’une des premières grandes manifestations de l’irruption du capitalisme dans l’espace, si l’on parle en des termes plus marxistes.
Vous avez en revanche critiqué le space mining initié par le Luxembourg ?
Oui, l’incursion dans l’appropriation des corps célestes, pour reprendre l’intitulé des Nations unies, je l’ai trouvée très imprudente. Prendre parti dans ce débat-là… je ne pense pas qu’il appartienne aux capitalistes de décider du régime de propriété des satellites de Jupiter ou des astéroïdes. Nous sommes dans un domaine régalien où les États doivent dicter le droit. Lorsque l’on est petit, on ne fait pas ça.
Pourquoi pas ?
On ne peut pas se battre contre les Américains, les Russes, les Chinois et ainsi de suite. Je ferme la parenthèse sur le space mining et reviens sur la capitalisation du spatial. Il faut investir dans les moyens de la connaissance de qui fait quoi, en utilisant le droit luxembourgeois dans un monde où la guerre d’Ukraine est en train de durcir les termes de la relation, non seulement avec la Russie, mais aussi avec la Chine. Dans l’affaire spatiale, comme dans le domaine financier, on ne peut pas continuer à jouer simultanément la carte américaine et la carte chinoise.
La Chine se place en possible médiateur entre la Russie et l’Ukraine. Au Luxembourg, elle est à nouveau courtisée. Trois des principaux ministres luxembourgeois se sont affichés à la réception du Nouvel An chinois. On se rapproche à nouveau ?
La Chine a le sentiment d’avoir été mise en porte-à-faux par les initiatives malencontreuses de son ami russe. Xi Jinping et Vladimir Poutine ont conclu le 4 février 2022 leur « amitié sans limite », un mot très fort. Mais les faits ont montré qu’il y avait quand même quelques limites. Les Chinois pensaient d’abord, comme beaucoup de monde, que les Russes n’allaient pas se planter majestueusement lorsque les opérations militaires ont commencé le 24 février. Elle a perçu le risque nucléaire. Les Chinois ont dit haut et fort, et en présence des responsables des pays occidentaux et de la région, que ce serait une très mauvaise idée que la Russie se livre à des actions inconsidérées dans le domaine nucléaire. Les États-Unis et l’Union européenne ont fait comprendre à la Chine dès le début du conflit que si elle allait à l’encontre des sanctions contre la Russie, il y avait un risque élevé que des sanctions secondaires ou ricochet, touchent les entreprises chinoises. Affectée économiquement et socialement, la Chine a reçu le message. Aucune entreprise chinoise significative n’a été prise la main dans le sac, à agir en violation des sanctions. Par exemple, il n’y a plus eu de nouveau contrat entre des sociétés russes et chinoises sur les routes de la soie. Le sait-on à Bettembourg ? La géopolitique est devenue un risque majeur de tout acteur économique ayant des prétentions au-delà de son marché national.
Quels rôles peuvent jouer les petits États dans cette repolarisation du monde ? Wandel durch Handel pour maintenir la Chine dans le jeu économique ?
Si l’Allemagne n’y arrive pas, le Luxembourg n’y arrivera pas. Le Wandel durch Handel, on a vu ce que cela a donné avec la Russie : 25 ans de politique d’une stupidité totale avec des conséquences calamiteuses.
Mais le fait que la Chine investisse des capitaux à l’étranger va l’inciter à rester parmi les pays incontournables. La Chine a six banques ici…
Les banques américaines ont effectivement été remplacées par les banques chinoises sur le boulevard Royal. Je ne sais pas comment va évoluer la répartition des bureaux entre les sociétés chinoises et américaines au Kirchberg puisque Huawei et Amazon logent dans le même immeuble. Ce type de « en même temp s» ne va pas durer. Le Luxembourg n’a pas intrinsèquement tort de commercer. Mais les deux superpuissances vont le forcer à choisir. Et comme le Luxembourg est en Europe, le choix est vite fait. Et il vaut mieux l’anticiper comme le Luxembourg l’avait fait pour le secret bancaire. Dans les domaines dont nous parlons, il ne faut pas attendre que la pression du monde occidental s’appesantisse à l’excès sur le Luxembourg.
Mais là, y’en a-t-il de la pression ?
Il y en aura de plus en plus. J’ignore si les Américains surveillent le secteur spatial luxembourgeois. Je serais surpris du contraire vu les allégations que l’on évoquait précédemment.
Ici, on se veut bâtisseur de pont. Par exemple, Xavier Bettel entre Vladimir Poutine et Volodymyr Zelensky au début du conflit. Et même déjà pendant la Guerre froide, Pierre Werner avait permis la création d’une banque russe au Grand-Duché.
Nous ne sommes pas en Guerre froide, mais en guerre chaude. La guerre d’Ukraine est la plus grosse guerre depuis 1945 en Europe. La polarisation est d’une autre nature que pendant la Guerre froide. Elle est vécue par les uns et les autres comme étant existentielle. Les enjeux sont perçus comme incroyablement élevés. Après la crise des fusées de Cuba, l’Union soviétique n’avait certes pas renoncé à son empire, mais elle était devenue une puissance de statu quo. Elle voulait préserver ses frontières en Europe. Bâtir des ponts avait un sens. C’est ce qu’ont essayé de faire De Gaulle et Pierre Werner ou ce qu’a fait Nixon avec les accords Salt sur les armements stratégiques. Cette épouvantable Guerre froide, c’est l’époque où l’on négociait des traités sur le contrôle des armements que Poutine a dénoncés les uns après les autres. Ce serait bien un retour à la Guerre froide. Pour bâtir les ponts, il faut que tout le monde soit d’accord pour ne pas vous rouler dessus quand vous posez les rails.