Filip Markiewicz, Silentio Delicti

Appel à la conscience

d'Lëtzebuerger Land du 24.02.2012

Durant ce mois de février, le Centre culturel de rencontre Abbaye de Neumünster (CCRN) s’est transformé sous la main de l’artiste luxembourgeois Filip Markiewicz en une sorte de champ de bataille. L’exposition Silentio Delicti, qui occupe à la fois l’agora, le cloître, les salles voûtées et le parvis de l’Abbaye, invite le visiteur à une confrontation avec l’histoire du lieu et, par la même occasion, à une réflexion sur les valeurs humaines actuelles.

L’exposition de Filip Markiewicz s’accompagne d’un manifeste, le Manifeste pour la technologie de dépolitisation du corps, publié dans le Lëtzebuerger Land du 27 janvier 2012 et exposé dans une vitrine dans l’agora de l’Abbaye. Dans ce manifeste, inspiré de John Lennon et appuyé sur le concept de la « technologie de politisation du corps » proposé par Michel Foucault, l’artiste lance à la société européenne l’appel de reconsidérer ses ambitions qui, parfois, semblent fondées uniquement sur l’économie et sur le capitalisme : « Imagine une Europe basée sur la culture des peuples, sur son histoire et non pas sur l’économie… ».

L’Abbaye de Neumünster a revêtu différentes fonctions au fil du temps : cloître, hospice, prison, hôpital militaire et aujourd’hui centre culturel de rencontre et lieu d’expositions. Filip Markiewicz évoque ce passé parfois douloureux avec les mots « Arbeit », « Freiheit » et « Macht », inscrits sur des panneaux installés dans l’agora. Ces trois mots – tout comme le corps (ou cadavre) placé sur une table au centre des panneaux – font volontairement référence à l’inscription au-dessus des entrées des camps de concentration. Selon l’artiste, ils renvoient aussi à des concepts qui régissent notre société actuelle ainsi qu’au capitalisme sauvage pour lequel l’homme est réduit à un facteur de production parmi d’autres.

Au-dessus de cette installation, Filip Markiewicz a accroché une série de cinq dessins imposants par leur taille autant que par leurs motifs. Les dessins s’inscrivent dans une série de compositions critiques que Filip Markiewicz accompagne d’une citation de philosophes ou d’auteurs. Le contenu mélange des faits historiques avec l’actualité politique, en évoquant des paroles comme « Occupy history » ou « Union forever ». Ainsi, un dessin du massacre de Srebrenica en 1995 est superposé avec les douze étoiles du drapeau européen. Dans cette série, deux portraits sont dédiés au grand-père et au fils de l’artiste. Sur les deux côtés de l’agora, Filip Markiewicz a suspendu des drapeaux noirs avec une croix rouge. Le spectateur retrouvera ce symbole au fur et à mesure qu’il avance dans l’exposition, une exposition qui ne laisse personne insensible de par la confrontation directe avec le passé.

Les dessins exposés dans le cloître font écho à ceux accrochés dans l’agora. Plus petits en taille, ils séduisent par leur sens satirique qui incite à une double réflexion : sur ce que l’on voit et sur ce que l’on lit. Une image de deux enfants avec une étoile juive sur les vêtements, par exemple, est complétée par une citation de Norman Cousins : « History is a vast early warning system ». Ce n’est pas un hasard si les dessins récents (marqués par un tampon rouge) sont tous consacrés aux enfants. Le nouveau rôle de père a sensibilisé l’artiste encore davantage à la responsabilité des adultes envers les mineurs. En effet, face aux guerres, les enfants restent impuissants.

En entrant dans les salles voûtées, l’appel à la réflexion sur la condition humaine lancé par l’artiste devient plus frappant. Dans la salle de droite, on découvre une impressionnante vidéo d’une femme âgée (la grand-mère de l’artiste) filmée en plan rapproché ainsi qu’une deuxième vidéo d’un groupe de personnes (parmi lesquels on retrouve le grand-père) qui passent avec un chariot dans un bois de bouleaux et qui portent un drapeau noir avec une croix rouge. Un scénario similaire, mais bien plus proche de la culture luxembourgeoise, est projeté dans la salle voûtée gauche. La vidéo commence par une vue sur la Corniche, filmée à partir du Grund. Markiewicz, entouré d’un groupe de jeunes, porte le drapeau noir avec la croix rouge. Le groupe forme une sorte de procession et souligne le fait que l’artiste est un porte-parole, un messager. À l’art revient ici le devoir de rendre visible les erreurs du passé et les clivages qui existent entre les ambitions de l’Union européenne et la réalité politique.

L’intégration d’éléments personnels et la représentation de membres de la famille de l’artiste renvoient au fait que l’histoire n’est ni fictive ni lointaine. Au contraire, elle a des répercussions sur chacun de nous et elle ne peut être détachée de la propre personnalité. Ayant conscience des contraintes que l’histoire et les valeurs et règles sociales peuvent avoir sur l’individu, Filip Markiewicz tente, à travers son manifeste et son exposition très sociocritique, de sensibiliser les lecteurs et les spectateurs à une société meilleure : « Imagine que tu rejoignes ce mouvement ».

L’exposition Silentio Delicti de Filip Markiewicz, à voir jusqu’au 4 mars au Centre culturel de rencontre Abbaye de Neumünster, est ouverte tous les jours de 11 heures à 18 heures ; lundi 5 mars entre 18 et 20 heures aura lieu un finissage, avec une discussion entre l’artiste et sa galeriste, Martine Schneider-Speller, ainsi que la présentation du catalogue de l’exposition ; informations : www.ccrn.lu.
Florence Thurmes
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