Musique et social

La musique comme arme

d'Lëtzebuerger Land du 03.02.2012

En 1969, Chris Marker et Jean-Luc Godard, aidés entre autres par Joris Ivens, René Gautier et Antoine Bonfanti, fondent le Groupe Medvedkine. À l’issue d’une projection de À bientôt, j’espère, un film signé par Marker et Mario Marret, les ouvriers d’une usine de Besançon ne se reconnaissent pas tout à fait dans le portrait dressé d’eux par les fabricants du film. La réaction de cette ribambelle de cinéastes, qui sont devenus aujourd’hui des dinosaures de l’histoire du cinéma, était de donner aux ouvriers la caméra et le son. Ils les ont initiés à la réalisation cinématographique pour qu’ils puissent eux-mêmes lutter avec les armes des privilégiés contre les limites imposées à la classe ouvrière.

Le résultat en furent treize courts- et moyens-métrages, documentaires et fictions documentées, dont l’excellent Classe de lutte (1969), qui a eu un impact notable sur les esprits révolutionnaires de l’époque. Malheureusement, le projet politique et cinématographique du Groupe Medvedkine a très rapidement vécu son déclin, et les cinéastes étaient désemparés face au silence qui régnait de nouveau dans les usines au début des années 70.

Dans une certaine mesure, l’initiative de la Fondation Eme (Écouter pour mieux s’entendre) est digne de la philosophie du groupe Medvedkine, même si leur domaine et leurs ressources ne sont pas les mêmes. Au cinéma se substituent la musique et le spectacle vivant, et les ressources de la Fondation Eme proviennent exclusivement de dons de particuliers ainsi que d’entreprises. Mais tout comme Medvedkine lui-même, qui fût le créateur du cinéma-train (un cinéma fait par un homme itinérant qui mettait ce cinéma « entre les mains du peuple »), le projet de la Fondation eme est itinérant. Avec plus de 350 événements par an qui touchent plus de 8 500 personnes dans 212 institutions différentes, la Fondation Eme se targue à amener la musique aux personnes qui ne peuvent pas assister aux concerts et aux spectacles de la Philharmonie, que ce soit pour des raisons budgétaires, géographiques ou pour des problèmes de santé.

Ainsi, ils transforment les hôpitaux, les maisons de soin, les foyers ou encore les prisons en salle de concert, le temps d’une pause. Leur public est le peuple et non l’élite. Loin des circuits compétitifs artistiques, le public visé est autant composé de personnes atteintes de maladies dégénératives que d’enfants de foyers d’accueil, de patients d’hôpitaux, de seniors de maisons de soins, ou encore de sans-abris. Il s’agit de toute une couche de la société que la population active a tendance à repousser dans des institutions spécialisées pour ne pas devoir leur faire face au quotidien.

Certes, le but principal de cette fondation n’est pas de donner une conscience politique à leur public, mais de leur offrir la musique et de partager la joie. Ceci s’articule de manière plus traditionnelle sous forme d’un concert de deux à quatre musiciens de l’Orchestre philharmonique du Luxembourg qui jouent du Mozart et du Paganini au sein des unités de soins palliatifs dans les hôpitaux du grand-duché. Mais cela devient déjà plus politique et interactif quand ils embauchent De Läb pour qu’ils donnent aux prisonniers de Dreiborn les moyens de faire du rap, ou quand Gast Waltzing enseigne à un groupe de prisonniers de Schrassig les bases du blues.

Et les spectacles multi-sensoriels comme The Midnight Moon, conçu spécifiquement par l’English Touring Opera pour des personnes atteintes d’un poly-handicap mental ou physique, ne correspondent-ils pas justement à la grande tendance des spectacles multimédia qui sont en train d’exploser dans des festivals très en vogue, comme la Transmediale qui est en train de se dérouler à Berlin en ce moment ?

Quoi qu’il en soit, les 90 000 euros que la Fondation Eme a collectés en 2011 ne suffisent même pas pour embaucher une personne à temps plein. La directrice de la fondation, Dominique Hansen, a peur que l’initiative prendra au moment où elle quittera ses fonctions. N’est-ce pas la même peur que Marker et Godard avaient à l’époque quand ils ont vu que le Groupe Medvedkine s’éclipsait progressivement ? Selon Dominique Hansen, le seul moyen pour continuer cette aventure à longue durée serait une subvention de la part du ministère de la Culture. Reste à voir si l’État pourra un jour répondre à cette demande, ce qui illuminerait les visages des oubliés.

www.fondation-eme.lu.
Thierry Besseling
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