Exposition

Des morceaux d’humanité

d'Lëtzebuerger Land du 25.09.2020

Avec sa chevelure indomptée, son regard lointain et son sourire effacé, Khalid ressemble à pas mal de jeunes gens que l’on croise dans les rues ou les bistrots. Cette image isolée ne raconte pas tout de lui, elle ne dit pas que Khalid est venu de Bagdad. Que son bateau a chaviré en mer. Qu’il vit dans des baraquements sans charme à Diekirch. Qu’il travaille au restaurant Chiche. À ses côtés, Yannick, Farnaz, Nisreen et Yasha dévoilent eux aussi des bribes de leur vie et de leur parcours : la lutte face à l’administration quand on vient d’un pays qui n’est pas en guerre, la poésie de Hafez (aussi importante que le Coran en Iran), le pays déchiré et les coquelicots qui inspirent la nostalgie, la foi chrétienne cachée au creux d’un pendentif mais exhibée sur l’écran du téléphone... Les cinq histoires que Sébastien Cuvelier raconte à travers ses photos sont des histoires en pointillés. Au spectateur de relier les points pour mieux cerner la singularité de chacun, mais aussi ce qui les rassemble : les documents officiels avec des séries de cachets illustrant la difficulté des démarches ; les téléphones portables (à la fois témoins de la vie d’avant l’exil et balise dans le pays d’accueil) ; le rapport traumatique à la mer qui a souvent failli avoir raison de leur vie...

Cette série Hi/stories est une des réponses à la commande que l’Œuvre Nationale de Secours Grande-Duchesse Charlotte a passée à trois photographes (Patrick Galbats et Ann-Sophie Lindström sont aux côtés de Sébastien Cuvelier) pour documenter en 2017 et 2018 les projets Mateneen lancés au profit des demandeurs et bénéficiaires de protection internationale à partir de 2015. Les initiatives ont été nombreuses et les photographes n’avaient pas vocation à rendre compte de tout. Ils ont approché leurs sujets chacun à leur manière, mais toujours dans un temps long et toujours avec respect et empathie. Ils évitent le pathos et le voyeurisme et nous donnent à voir, dans l’exposition qui les rassemble au Cercle Cité, des morceaux d’humanité qu’on oublie bien souvent de regarder.

Patrick Galbats ne précise pas les noms des protagonistes qu’il a rencontrés. Il montre leur environnement, les marges autour d’eux – cabanes de camping, tentes blanches, salles de réunion, chambres familiales, ateliers créatifs ou de travail – non pour s’éloigner des sujets, mais au contraire pour ressentir leur vie en nous y plongeant. La série est intitulée Waiting room, ce qui fait parfaitement référence à l’attente, l’inaction, l’entre-deux, le transit dans lesquels sont plongés les réfugiés. Ce sont d’ailleurs cette impossibilité de se projeter dans un futur et la précarité de cette position dépendante qui entraînent les critiques ou au moins le scepticisme vis-à vis de ces populations à qui on interdit par exemple de travailler tout en leur reprochant l’oisiveté. Le regard de Galbats n’est pas tant tendre que poétique sur ces situations difficiles. Les jouets d’enfants dans le clair-obscur d’une chambre sans doute collective, les ballons colorés qui cachent le visage, la pile de valises et caisses qui devient une sculpture, la maison en carton réalisée dans un atelier d’art thérapie ou le clin d’oeil à Duchamp avec une roue de vélo témoignent de cette approche en creux, à la fois distante et intérieure.

La troisième approche, celle d’Ann-Sophie Lindström, pourrait être une synthèse des deux autres. Elle vit immergée au plus près des personnes qu’elle choisit de photographier pour s’imprégner de leur histoire et cet aspect narratif la rapprocherait de Sébastien Cuvelier. Mais, correspondant ainsi au travail de Patrick Galbats, elle construit aussi ses images à travers les interstices et le contexte entre les personnages, laissant souvent à l’environnement une place de choix. Toutes spontanées qu’elles soient, ces photos et leur accrochage, font montre d’une grande qualité de construction et d’un sens aigu du rythme. Ann-Sophie Lindström ne fournit pas de titre à sa série ou à ses photos, laissant le spectateur (se) raconter l’histoire. On apprendra qu’elle a notamment accompagné les répétitions de Letters from Luxembourg, un spectacle monté par et avec des réfugiés, encadrés par Serge Tonnar et Sylvia Camarda. Des moments forts et difficiles où certains revivaient sur scène les traumatismes de leur exil. La place pour les émotions est d’autant plus grande qu’aucun des protagonistes ne regarde l’objectif et que rares sont ceux qui sont cadrés au centre de l’image. C’est dans la marge, dans le cadre que les enjeux se font jour. Ce contexte est souvent marqué par des ombres et des reflets, comme pour mieux signifier que ces personnes restent souvent dans l’ombre de la société ou que la photographe préfère demeurer dans leur ombre.

L’histoire de Khalid et des autres ne se termine pas avec les photos ou l’exposition. Les parcours de vie continuent. Ici et ailleurs. Ce n’est plus du ressort des trois photographes de raconter la suite, mais à chacun de nous de s’intéresser au sort des autres.

L’exposition Mateneen dure jusqu’au 25 octobre au Cercle Cité (Ratskeller) à Luxembourg. Un catalogue, avec des analyses critiques, présente plus d’images que l’exposition (25€ sur place).

France Clarinval
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