Théâtre

Nos magnifiques phobies

d'Lëtzebuerger Land du 01.06.2018

Le gradin de l’arrière-scène du Grand Théâtre n’était rempli qu’à un tiers, peut-être à moitié ce mardi soir pour la première luxembourgeoise de The string quartet’s guide to sex and anxiety, la nouvelle création de Calixto Bieito, qui n’a été dévoilée que quinze jours plus tôt à Birmingham (et est une coproduction des Théâtres de la Ville). Cela rappelle le peu de spectateurs qu’avaient attiré Pippo Delbono à Esch-sur-Alzette et Romeo Castellucci à Mamer – alors que le Hoppen Théid affiche complet partout, parfois c’est à désespérer. Calixto Bieito pourtant est une star internationale de la mise en scène : le quinquagénaire originaire d’un petit village catalan, Mirande de Ebro, s’est fait un nom d’enfant terrible de la mise en scène un peu partout en Europe, d’Espagne en passant par l’Italie, l’Allemagne, la Suisse ou l’Autriche, jusqu’en Angleterre, où il travaille très régulièrement ces dernières années. Enfant terrible parce qu’il choque souvent, ses opéras regorgent d’idées non-conventionnelles, le sexe y est omniprésent, son langage visuel aussi riche que ses références littéraires ou philosophiques. « Je me souviens que pour son Fidelio, il nous avait fait jouer dans des cages pendues à plusieurs mètres du plafond », racontait un des musiciens du Heath Quartet mardi soir après la représentation, se souvenant à quel point cela fut déconcertant pour des musiciens qui ont l’habitude de jouer dans l’intimité et la concentration d’une salle de musique de chambre. Sous cet angle-là, The string quartet’s guide... est une pièce assez sage, presque conventionnelle, un opéra de chambre intimiste. Et extrêmement touchant.

Un homme en col roulé et costume noirs (Miltos Yerolemou) entre seul sur une scène spartiate, sur laquelle sont simplement empilés des tas de chaises l’une dans l’autre, derrière une forêt de pupitres. La lumière de salle reste allumée. L’homme, d’abord, ne parle pas. Puis commence à s’émerveiller de la béatitude des êtres humains sur terre – aussitôt détruit par la conscience de leur mort. L’homme, raconte-t-il, a ouvert la boîte de Pandore, et elle était remplie de désastres, de maladies et de mélancolie. Noir. Le ton est donné : il sera question de peurs, d’angoisses et de mélancolie ce soir. Le texte est de Robert Burton, The anatomy of melancholy, publié au début du XVIIe siècle et qui, sous son apparence de livre de médecine, est en fait plutôt un ouvrage philosophique.

Entre le Heath Quartet pour jouer un mouvement du deuxième quatuor à cordes de Ligeti (1968), les trois autres acteurs s’installent sur l’avant de la scène. À partir de là, Calixto Bieito nous emmène dans l’intimité de quatre figures, créées sur base de textes de Stig Dagerman, Anne Sexton, Soren Kierkegaard ou encore Michel Houellebecq. Et c’est absolument époustouflant d’intelligence et de beauté. Il y a l’homme névrosé – excellent Nick Harris, tirant tous les ressorts de son talent comique –, qui tente de surmonter ses nombreuses phobies avec force médicaments, thérapies et alcools forts – sans succès. Sortir de chez soi, sortir ne serait-ce que du lit, représente pour lui un insurmontable effort, puis les médicaments le rendent tellement apathique qu’il est perçu comme un collègue extrêmement agréable, car calme et équilibré. Il y a cette femme, Mairead McKinley, qui est persuadée que le sexe est un service que la femme doit rendre à l’homme – surtout la fellation – et qui est obsédée par l’idée de bien faire ce job. Et il y a cette autre femme, Cathy Tyson, absolument brillante de justesse, qui raconte la mort d’un enfant. Ce fut un bête accident de la route, mais elle la raconte de manière si détaillée, insistant sur le bonheur quotidien des familles concernées avant le moment fatidique et leur désespoir absolu après, que cela en devient presque insupportable de cruauté. Elle parle de hasard et de malheureux concours de circonstances, de faute et de culpabilité. Les autres parlent de violence, de viol, de suicide, « la seule preuve de la liberté de l’homme ».

« La vie est sans merci » dit Cathy, et Miltos est persuadé que « l’angoisse nous rappelle que nous sommes, comme les animaux, prisonniers de notre corps, qui va décliner et cesser d’exister ». Et, plus loin : « Le besoin de consolation de l’homme est insatiable » (Stig Dagerman). Parce que Bieito est un grand angoissé lui-même, qu’il souffrait de phobies dès le plus jeune âge – sans encore pouvoir nommer son mal de vivre jusqu’à il y a vingt ans, raconte-t-il dans le programme –, le sujet lui tenait particulièrement à cœur. La musique, par exemple, pourrait aider à surmonter cette peur existentielle de l’homme – la deuxième partie musicale est le quartet à cordes en fa mineur de Beethoven. « Je n’essaie pas d’être optimiste, parce que je ne peux pas changer de Schopenhauer à Disney », dit-il encore dans le programme (contrairement à ce qui avait été annoncé, Bieito n’a pas pu assister à la première luxembourgeoise, il avait raté l’avion). « Mais j’essaie de penser davantage aux gens qui ont les mêmes problèmes que moi. J’espère que le spectacle donne beaucoup d’espoir aux gens ». La beauté aide. Ne pas se sentir seul aussi.

The string quartet’s guide to sex and anxiety, concept et mise en scène : Calixto Bieito, assisté de Laure Roldan & Lucía Astigarraga ; avec Nick Harris, Mairead McKinley, Cathy Tyson, Miltos Yerolemou et le Heath Quartet ; scénographie : Calixto Bieito & Annemarie Bulla ; costumes : Annemarie Bulla ; lumières : Tim Mitchell ; une production du Birmingham Repertory Theatre, en coproductions avec, e.a., Les Théâtres de la Ville de Luxembourg et le Holland Festival. Pas d’autres représentations prévues au Luxembourg, mais la pièce sera jouée les 13 et 14 juin à Amsterdam.

josée hansen
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