Théâtre

Narcissisme et vanité

d'Lëtzebuerger Land du 11.05.2018

Marivaux aux Théâtres de la Ville, Marivaux au TNL : que se sont dits les programmateurs des grandes scènes en prévoyant ainsi une charge commune de cet auteur classique, plus léger que Shakespeare et Molière ? Qu’il fallait plaire aux lycéens et à leurs professeurs, qui aiment bien voir sur scène ce qu’ils lisent en classe ? Qu’il fallait divertir dans un monde de plus en plus sombre, avec un peu de frou-frou et de langue plaisante ? Peut-être que c’est aussi une réaction à Stormy Daniels et #Metoo ? Alors des metteurs en scène rodés adaptent, modernisent et y vont de leurs interprétations. Mais à la fin, cela reste toujours du Marivaux : XVIIIe siècle, une langue poussiéreuse qui, quels que soient les efforts des acteurs, sonne toujours d’un autre temps.

Avant Le jeu de l’amour et du hasard mis en scène par Laurent Delvert au Capucins, voici donc La dispute adaptée par Sophie Langevin au TNL. Langevin, qui a mis en scène Taher Najib, Ivan Viripaev et Alice Birch : des textes contemporains, politiques, engagés. Elle revient ici avec une pièce vaine est idéologiquement insupportable. Bon, la mise en scène de Patrice Chéreau du début des années 1970 est mythique – comme quoi même Chéreau peut se tromper.

L’histoire est vite racontée : un prince curieux de savoir qui de l’homme ou de la femme est, par définition, le plus enclin à l’inconstance et à l’infidélité en amour, décide de faire élever quatre jeunes, deux garçons et deux filles, dans l’isolation la plus totale jusqu’à l’âge de leurs vingt ans. Puis ils sont littéralement lâchés dans la nature : d’abord seuls, pour découvrir toute l’étendue et la beauté du monde extérieur – ainsi que, accessoirement, leur propre image, qu’ils aperçoivent, émerveillés, dans la rivière, puis dans un miroir ou grâce à un portrait. Puis ils sont lâchés en couples homme/femme, puis femme/femme et homme/homme. Bien sûr, les couples hétérosexuels tombent immédiatement amoureux l’un de l’autre. Les femmes se jalousent et les hommes, quand ils sont seuls, sans femmes, sont immédiatement solidaires et veulent aller manger ensemble. Puis, dès que les femmes arrivent, cela se complique. Marivaux a donc prouvé avec cette pièce que les rôles des sexes sont prédéfinis, que les femmes sont insupportablement narcissiques (les hommes ne se regardent pas dans le rivière) et que la fidélité en amour est impossible. La belle affaire !

Comme déjà pour ses autres mises en scène, Sophie Langevin regorge d’idées et a un œil pour l’esthétique – aidée ici par le beau travail à la scénographie et aux costumes d’Anouk Schiltz. Elle installe les spectateurs autour d’un simple plateau au sol carrelé, les quatre jeunes dans des espèces de cabines de douche entourés de rideaux translucides à chacun des coins du plateau. Les deux maîtres, Carize et Mesrou (Marivaux les voulait noirs, histoire que les enfants voient bien qu’ils sont différents…) leur ont appris les bonnes manières et le comportement de princes. Leurs mouvements sont chorégraphiés. Langevin a supprimé l’introduction d’Hermiane et du prince, qu’on n’entend qu’en voix off, et on est immédiatement dans l’action.

En l’absence de sens autre que « tout le monde veut baiser, et ce n’est que normal », on prend plaisir à regarder Robin Barde, Jérôme Michez, Jeanne Werner et surtout Elsa Rauchs interpréter les jeunes héros et héroïnes avec un mélange de naïveté et de fraîcheur malicieuse. Ils pourront dire qu’ils ont joué Marivaux. Et Sophie Langevin pourra dire qu’elle a évité de piège de la facilité qu’aurait été d’y voir une métaphore de la vanité sur les réseaux sociaux. Merci pour ça.

La dispute de Marivaux, mise en scène par Sophie Langevin, assistée de Jonathan Christoph, dramaturgie : Youness Anzane, chorégraphie : Emmanuela Iacopini, décors et costumes : Anouk Schiltz, musique : Rajivan Ayyappan ; avec : Robin Barde, Nicole Dogue, Jérôme Michez, Christophe Ratandra, Elsa Rauchs, Jeanne Werner et la voix de Luc Schiltz est une coproduction du Théâtre national du Luxembourg avec le Théâtre d’Esch et le Cape Ettelbruck ; dernière représentation au TNL le 13 mai à 20 heures ; en tournée à Ettelbruck les 16 mai à 20 heures et le 17 mai à 10 heures ; les 29 et 30 mai Théâtre d’Esch ; tnl.lu.

josée hansen
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