Le programme gouvernemental relève d’une philosophie économique libérale, adoucie par des mesures sociales et écologistes avec un État facilitateur

Ordolibéralisme 2.0

d'Lëtzebuerger Land du 24.11.2023

Mercredi dernier, le formateur Luc Frieden avait promis d’expliquer la philosophie de l’accord de coalition devant la Chambre avant d’en publier le contenu. Mais 209 pages du document ont atterri prématurément dans les rédactions vendredi dernier et ont interpelé par leur nébulosité. Le Premier ministre Luc Frieden s’en est expliqué ce mercredi au Krautmaart. Il s’agit-là d’une « Grondausriichtung » qui permettra au gouvernement de s’accommoder des aléas conjoncturels, comme une crise économique, une pandémie ou une guerre.

Quelles directions prend donc la politique économique Frieden-Bettel ? Celle d’une « économie socio-libérale de marché durable, sur un équilibre entre efficacité et solidarité », lit-on dans l’accord scellé entre le CSV et le DP. Le programme du gouvernement promeut les « valeurs européennes », prioritairement « l’ambition de paix » et la « prosperité ». Un concept qui figurait déjà parmi les trois fondements-clés listés par la Chambre de commerce dans ses revendications programmatiques en amont des élections. « Croissance, prospérité, durabilité. » Luc Frieden, président de l’institution patronale jusqu’en février dernier, reprend l’antienne devant les députés cette semaine. « Eis Sozialsystemer an eise Wuelstand brauche Wuesstem. »

De nombreuses revendications de la Chambre de commerce figurent dans l’accord de coalition : l’assouplissement du temps de travail ou la data driven economy. Celle-ci recoupe, entre autres, le principe du once only promu par Luc Frieden, un cadre juridique permettant l’utilisation des données obtenues dans les échanges avec l’administration pour guider les politiques publiques et proposer des services publics « de qualité ». C’est « l’État moderne » et facilitateur. Parmi les défis qui avaient été identifiés par les lobbys patronaux, la difficulté à recruter. Sera donc créé un Haut comité à l’attraction, à la rétention et au développement de talents. Finies les « House of » des libéraux. Les chrétiens-sociaux créent des hauts comités, pour la place financière (2010), pour l’industrie (2013), et bientôt donc pour les talents.

Vert dans le fruit

Le nouveau gouvernement promet un équilibre entre efficacité et durabilité. Au sein de la communauté d’affaires, l’attelage gouvernemental précédent était réputé mité par les exigences des écologistes. Déi Gréng sont considérés comme des épouvantails à entreprises après les affaires Fage, Knauf et Google (qui possède toujours un terrain à Bissen). CSV et DP promettent « d’adapter » le Compatibilitéitscheck, conjuguant critères qualitatifs et sécurité des investissements. La même logique prévaut dans la politique du logement. L’on envisage de revoir les dispositions applicables aux constructions en zone verte « tout en garantissant un niveau élevé de protection de la nature et des ressources naturelles ». L’accusation est claire : « Les procédures fastidieuses, laborieuses et souvent inutilement restrictives, notamment en ce qui concerne la protection de l’environnement sont actuellement un obstacle à la création de logements supplémentaires. » (Plus sur la politique du logement dans le supplément.)

Mais on assure veiller sur l’environnement. Les conservateurs et les libéraux envisagent un programme de végétalisation de l’espace public. DP et CSV n’ont pourtant pas brillé en la matière à Luxembourg-Ville. Dans l’État mené par l’avocat d’affaires Luc Frieden, on étudiera aussi la mise à disposition de terrains « prêts à l’emploi », selon l’activité, un peu comme les sociétés panaméennes qu’une fiduciaire tient à disposition de ses clients selon le besoin. L’on tient en outre pour objectif une administration au service de sescitoyens et des intérêts du pays. Par des lois organiques, le gouvernement envisage de restaurer la relation de confiance entre les contribuables et les administrations fiscales. À l’image du « fameux inspecteur K, qu’on ne peut plus nommer, mais qui était d’une amabilité exceptionnelle », pour reprendre les termes d’Alain Steichen, fiscaliste d’État qui reprochait alors un certain militantisme à l’ACD (d’Land, 27.09.2019) pour qui l’on cherche un directeur qui ressusciterait la doctrine.

Affaires sans frontières

L’efficacité économique (l’affairisme ?) est érigé en boussole de l’action politique au-délà du Grand-Duché. Le ministre des Affaires étrangères hérite du portefeuille du commerce extérieur, mais aussi de celui de la coopération. C’est la politique aus einem Guss voulue par le CSV : « La diplomatie, la diplomatie économique, y compris le commerce extérieur, la coopération au développement et la défense (ministère de Yuriko Backes, DP, ndlr.) seront gérés dans une approche intégrée afin d’assurer une cohérence optimale dans tous les domaines ». C’est parfois cynique. Un nombre restreint d’États destinataires des fonds de la Coopération seront identifiés pour mieux tenir compte des « ressources limitées » du Grand-Duché. Mais « de nouveaux pays partenaires prioritaires ne sont pas exclus », précise le programme, avec un focus sur l’Afrique : « Le continent africain a un énorme potentiel, notamment en tant que partenaire stratégique pour les matières premières. » Autre exemple, l’égalité des chances est promue « priorité de l’action politique », car elle « aura des effets positifs sur le PIB, engendrera un niveau d’emploi et de productivité plus élevé et permettra de répondre aux défis liés au manque de main d’œuvre qualifiée et au vieillissement de la population ». Enfin, il est envisagé que les « DPI » pourront conclure un contrat de travail dans les domaines à forte pénurie dans les quatre mois consécutifs à l’introduction de leur demande de protection. Les trois premiers métiers demandés dans la dernière liste publiée au Mémorial sont des analystes de risques-crédit, des gestionnaires de banque et des négociateurs de salles de marché.

En ce qui concerne le commerce extérieur, la voie du de-risking sera à nouveau empruntée. Elle avait été ouverte par Franz Fayot via le friendshoring et le commerce avec les pays qui obéissent aux mêmes valeurs. Cette fois, il n’est plus question de valeur, mais de diversification, comme en finance. Parfois en visant des marchés « géographiquement » plus proches. Des Luxembourg Trade and Investment Offices seront par ailleurs intégrés dans les ambassades et « une extension stratégique est prévue ». La politique étrangère (hors UE) est elle envisagée via trois pays clés. Les États-Unis d’abord, avec qui l’UE pourra envisager de traverser les crises internationales, quel que soit leur président... alors que Donald Trump fait figure de favori pour les élections l’année prochaine. Le Royaume-Uni, bien que sorti de l’UE, reste un partenaire majeur. Luc Frieden y a travaillé, pour Deutsche Bank et, au sein du cabinet Elvinger Hoss, il s’était spécialisé dans les relations d’affaires post-Brexit. Enfin la Chine est perçue à la fois comme « partenaire, concurrent, et rival systémique pour l’Union européenne »… « Le Luxembourg maintiendra de bonnes relations bilatérales avec la Chine, en cohérence avec nos intérêts économiques et nos valeurs, dont les droits de l’homme », est-il écrit dans le programme de coalition. D’une manière générale, le nouveau gouvernement n’entend pas se positionner au devant de batailles idéologiques. Le pragmatisme prévaut. Luc Frieden se soucie de la prospérité. L’ordolibéral qu’il est fondamentalement abhorre le protectionnisme. Il croit en le Wandel durch Handel : « Des relations économiques et commerciales développées constituent la base d’une prospérité commune », est-il écrit. Silence sur les guerres en Ukraine et au Proche-Orient.

Pas de zèle non plus pour la législation sur le devoir de vigilance imposant aux entreprises de respecter les droits de l’homme sur toute la chaîne de valeur. Une législation nationale propre avant une réglementation européenne n’est plus à l’ordre du jour. On veillera simplement à ce que la directive permette une certaine proportionnalité selon la taille de l’entreprise, mais aussi à ce que ce type de mesure s’applique à l’échelle globale dans une logique de level-playing field bien connue de Luc Frieden. Aussi, dans son chapitre sur l’énergie, les coalisés taisent pudiquement le recours au nucléaire qui permettrait, selon le patronat, l’électrification de l’économie sans recours aux énergies fossiles. Seule figure dans le programme la volonté d’intervenir auprès des autorités françaises et belges pour obtenir la fermeture des centrales nucléaires à risque, notamment les sites de Cattenom, Tihange et Doel.

L’ordolibéralisme vise l’équilibre budgétaire et n’envisage pas de politique conjoncturelle. Or, pour se faire élire, Luc Frieden a promis des baisses d’impôts pour tous, personnes physiques et morales. Au 1er janvier 2024, le barème d’imposition des personnes physiques sera adapté de quatre tranches indiciaires. Un coût de quelque 500 millions d’euros qui serait « finançable », assure Luc Frieden mercredi. Le programme prévoit une baisse de l’impôt sur les entreprises au niveau de la moyenne OCDE. Des allègements fiscaux au profit des PME seront examinés. Le gouvernement s’engage à ne pas introduire d’impôt sur les successions en ligne directe ni d’impôt sur la fortune des personnes physiques. (Même si dans les faits, la future taxe foncière sera bien une imposition sur le patrimoine.) Un projet de mise en place d’un impôt unique est prévu pour 2026. La taxe d’abonnement pour des fonds OPCVM-ETF gérés activement sera allégée. Il est dit qu’il en sera de même pour les fonds durables (mais la mesure a déjà été prise en 2021).

Or, les caisses publiques sont déjà dans le rouge. La barre des trente pour cent d’endettement se profile. L’ancien Frieden aurait préconisé une politique d’austérité. Mais le nouveau Luc sait qu’il n’aurait pu se faire élire avec une telle promesse. Une politique contra-cyclique devrait (espère-t-il) relancer la consommation, l’investissement puis l’emploi. Ces Friedenomics permettraient un retour à l’équilibre budgétaire. Le financement des retraites, menacé à partir de 2027, doit être discuté « avec la société civile » pour trouver un consensus. Le gouvernement Bettel-Frieden dit choyer le dialogue social. Il prévoit néanmoins de faciliter le travail dominical et de flexibiliser le temps de travail selon les entreprises et leurs besoins. Faut-il y voir un signe ? La seule entreprise citée nommément dans l’accord de coalition est Uber, en vue d’une déréglementation partielle du secteur des taxis.

Copy-paste

« Le Gouvernement a l’ambition de poursuivre la digitalisation de la Justice et de finaliser le projet Paperless Justice », dit le programme gouvernemental. « Le Gouvernement ambitionnera de poursuivre la digitalisation de la Justice et de finaliser le projet de paperless justice », est-il écrit dans les points soumis par le Barreau au formateur. Les revendications présentées par Pit Reckinger (associé du cabinet EHP, comme précédemment Luc Frieden et Léon Gloden, ministre de l’Intérieur) ont été copiés-collés (ou paraphrasés) dans le programme du gouvernement. Est-ce dû à la présence de Maximilien Lehnen (DP et membre de plusieurs commissions du Barreau) dans le groupe de travail sur la justice ? Locaux à proximité de la cité judiciaire pour son administration (ancienne Bibliothèque nationale ou ceux des Archives nationales sur le départ ?), passerelle entre professions de droit et magistrature, protection du secret professionnel… les avocats obtiennent satisfaction sur tous les points présentés au cours d’une conférence de presse post-électorale inédite. Un dernier détail troublant. Les métadonnées du PDF du discours prononcé par Luc Frieden mercredi affichent EHP comme auteur.

Junker 1 - Allegrezza 1

Dans son édition du week-end, Tageblatt recense les récurrences de verbes laissant croire à un statu quo alors que Luc Frieden promettait une « nouvelle politique ». 46 fois le verbe « maintenir », 88 fois « analyser », 125 fois « évaluer ». Parfois apparaît l’ambition de « réviser ». Les partis au pouvoir promettent ainsi de « réviser la vision stratégique à long terme ». Pour rappel, depuis l’arrivée de Franz Fayot (LSAP) au ministère de l’Économie en 2020, la cellule Luxembourg Stratégie travaille ardemment à coordonner les différentes initiatives ministérielles et à les faire converger vers des futurs possibles. Des centaines de personnes ont été sollicitées, fonctionnaires et experts externes. Le directeur du Statec Serge Allegrezza avait quitté l’aventure sur fond de désaccord larvé avec celle qui était devenue leader du projet, Pascale Junker. Le gouvernement laissera-t-il une décroissante garder la main sur une cellule haut-placée dans l’organigramme du ministère de l’Économie dorénavant aux mains du libéral Lex Delles ? Le gouvernement « veillera à une participation plus active des acteurs économiques ainsi qu’à un renforcement de la coopération avec le Statec et l’Université du Luxembourg », lit-on dans le programme.

Pierre Sorlut
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