Qu’est-ce donc que ce Ballet national folklorique du Luxembourg, fondé en 1962 par Joséphine et Claudine Bal, dont les archives n’ont jamais rien laissé filtrer et dont même Internet ne référence rien avant 2017, date à laquelle, une certaine Simone Mousset invite ce fameux folklore sur les plateaux dans sa pièce BAL. Désormais, la chorégraphe luxembourgeoise co-dirige ce Ballet à l’acronyme digne de la place bancaire qu’est le Grand-Duché. Elle le fait, dévouée à la cause, assistant le grand directeur artistique en présence, M. Chevalier. Personnage loufoque et drôle, représentation caricaturale du genre qu’on pourrait presque croire réelle tant ce monde vrille dans l’indécence de comportements despotiques. Pourtant, tout est faux. Doit-on le dire ? Oups.
Tout commence par une folie, Impressing the Grand Duke, une pièce chorégraphique créée en 2017, en collaboration avec Elisabeth Schilling, dans laquelle Simone Mousset écrit les premières lignes de son humour décapant en questionnant l’idée de « chorégraphes émergents », statut qu’elle vit alors à cette époque. Ici déjà, elle infiltre le doute entre réalité et fiction, jouant une farce qui prend pour piliers sa propre condition d’artiste. La prometteuse chorégraphe tisse ainsi son aura future et jamais elle ne lâchera cet amour du hoax ou infox : information fausse, périmée ou invérifiable propagée par internet.
L’imagination nourrit un besoin de récits qui projettent, tout autant que le besoin de récits qui ancrent. Et le Luxembourg est empli de cette recherche d’ancrage, de racine, d’histoire, de récits fondateurs… Le petit pays un peu oublié de l’Histoire, est de fait, un vivier de fictions. C’est en tout cas ce à quoi répond Simone Mousset avec un cynisme sans pareil. Créant de toute pièce le Ballet national folklorique du Luxembourg, comme si un manque persisté, comme si elle-même, en tant que chorégraphe ne savait où trouver son héritage. Alors, sans parentalité, l’orphelin s’identifie lui-même, et Mousset, quitte à n’avoir aucuns ancêtres chorégraphiques, se les imagine, et s’en moque comme pour démystifier « l’abandon ».
Pourtant, une danse folklorique luxembourgeoise a bien existé, « parait-il ». L’écrivain et poète luxembourgeois Edmond de la Fontaine s’en fait témoin dans ses écrits, lui qui s’intéresse à l’ethnologie et au folklore à partir de 1857, « parait-il ». Pourtant, ce folklore a disparu, au bonheur de Simone Mousset, qui s’en permet une réédition, devenue signature dans son parcours jalonné de plusieurs pièces hommage à ce ballet imaginaire : BAL (2017), BAL : pride & disappointment (2021), Summer Flight (2024), et enfin, The Great Chevalier, tout chaud sorti du four.
La fiction quand elle use de la parabole permet de supporter une condition, et d’ouvrir un panorama. Chez Mousset, elle invite aussi à investir des espaces nouveaux, infréquentés, parfois arides et donc à irriguer. Et pour se faire, la chorégraphe utilise la puissance du concret, mêlé à la symbolique de l’ironie, et ainsi, elle fait acte de canular artistique dont la subversion est géniale, mais le cynisme met parfois mal à l’aise. Car si The Great Chevalier est de toute évidence une rigolade, il appelle tout de même à rire de quelqu’un et qui plus est de l’artiste tentant désespérément de « faire acte ».
Le canular n’est pas un acte anodin. Nombreux sont les exemples brulants, de Orson Welles à Banksy, en passant même par les readymades de Marcel Duchamp mais ce débat mériterait plus d’encre. Ce qu’instruit pourtant le canular, c’est la manière dont la supercherie glorifie un symbole dans un monde qui prête plus d’attention à révéler le faux – « this is fake news ! » comme disent certains illuminés – qu’à soutenir le vrai. Dans ce sens, le canular permet mieux que tout de faire entendre un message.
Et c’est la sensation que nous avons au détour de cette pièce courte puisant dans les références connues de l’histoire des scandales dansés, rappelant Nijinski ou le show burlesque, pour exulter finalement en tant que telle. Car bien que la bande son stimule, jouant tour à tour Jack White ou Lole y Manuel, tout autant que l’interaction avec le public, comme dans un one man show déjanté, The Great Chevalier est avant tout une œuvre chorégraphique. Tout moqué soit-il ce M. Chevalier (Louis Chevalier) danse. Et quand il exige d’un « Simone, Musique ! », on se laisse emporter par le personnage qui nous diverti, et presque impressionne de crédibilité dans certains mouvements que clairement le commun des mortels ne peut exécuter. C’est à cet endroit, encore, que Simone Mousset désacralise, et cette fois, c’est elle-même qu’elle cible, et notamment le rapport chorégraphe et interprète. Ici, à la surface, M. Chevalier commande, mais en profondeur c’est elle qui signe l’œuvre. Une habile constitution de sa recherche générale partagée entre récits imaginaires et réalités corporelles.
Bien avant elle, Orson Welles posait déjà certaines questions essentielles sur notre « ère post-vérité », celle-là même où vivent et dominent les fakes news. En plein cœur d’un siècle décousu, le cinéaste signait F for Fake (1973), film aux allures de documentaire sur un protagoniste faussaire, brillant cela-dit, et plus largement le faux dans l’art. Il est amusant de se rendre compte à quel point ce M. Chevalier, faux lui aussi, se montre tout aussi brillant. Là se pose une autre question incontournable, « qu’est-ce qu’un artiste », à l’heure des véracités tangibles et des falsifications artificielles ? Et au-delà de cela, qui décide de cela dans un monde où nous créons la vérité sous l’égide du faux ?