Grande Région

Ces grands-régionaux qui s’ignorent

d'Lëtzebuerger Land du 25.02.2010

Lorsqu’il prendra la parole, lundi soir 1er mars au Parc des expositions à Metz pour soutenir Laurent Hénart, le candidat UMP à la succession du socialiste Jean-Pierre Masseret pour la présidence du Conseil régional lors des élections régionales françaises des 14 et 21 mars, le Premier ministre luxembourgeois Jean-Claude Juncker (CSV) aidera certes un collègue de sensibilité politique. Mais ce sera aussi, aux abords de la manifestation de politique régionale, une occasion de s’entretenir de manière informelle avec le ministre-président du Land de la Sarre, Peter Muller, et, plus rare encore, avec le Premier ministre français François Fillon. Poli-tique politicienne comme le suppute l’opposition ou politique dans l’intérêt du grand-duché ?

Au sein de la Grande Région Saar-Lor-Lux-Rhénanie-Palatinat-Wallo-nie-Communautés française et germanophone de Belgique, qui s’étend sur une superficie de plus de 65 000 kilomètres carrés, avec 11,2 millions d’habitants, et qui essaie depuis maintenant quinze ans d’organiser une sorte de collaboration transfrontalière, le Luxembourg aimerait jouer un rôle prescripteur. Non seulement sur le plan économique, en attirant 140 000 frontaliers tous les jours, mais aussi sur le plan politique – et la popularité internationale de Jean-Claude Juncker y contribue sans conteste. Tout comme le fait que, dans cette architecture institutionnelle extrêmement complexe qui essaie de piloter un regroupement régional qui demeure assez artificiel, entre conseils régionaux et généraux en France, communautés et régions en Belgique et Länder en Allemagne, tous soumis à l’autorité de leurs pouvoirs centraux, le Luxembourg en tant que pays souverain est souvent le plus flexible dans les démarches politiques et administratives.

Lors du dernier Sommet de la Grande Région, le onzième, qui s’est tenu sous présidence luxembourgeoise le 17 juillet 2009 au château de Senningen, les dix représentants politiques des exécutifs respectifs ont adopté une déclaration commune retenant, entre autres, « la nécessité de doter la coopération institutionnelle d’un instrument de travail efficace, permettant d’assurer la continuité de l’ensemble des travaux menés par les présidence des sommets ». Et que la meilleure structure serait un Groupement européen de coopération territoriale (Gect ; voir d’Land du 19 février 2010). Ce Gect Sommet de la Grande Région serait la troisième structure de ce genre, après celui pour la gestion du programme Interreg et celui, en cours de constitution, pour l’aménagement de la région transfrontalière franco-luxembourgeoise de Belval-Alzette. « Je pense qu’il existe un consensus pour que le Gect du Sommet soit implanté au grand-duché, au sein de la Maison de la Grande Région, affirme le ministre de l’Intérieur et à la Grande Région, » Jean-Marie Halsdorf (CSV), dans un entretien au Land. Bien que les modalités pratiques soient loin d’être réglées – financement, gouvernance, représentation au sein du conseil d’administration, nombre d’employés –, le ministre estime que « le plus important, c’est que chaque entité partenaire ait donné son accord pour que ce Gect soit créé ». Ayant une personnalité juridique propre et disposant d’une équipe qui demeurerait la même entre les présidences tournantes de la Grande Région et préparerait tous les Sommets – alors qu’actuellement, chaque présidence, assurée en ce moment par la Sarre, doit recruter son propre secrétariat temporaire pour 18 mois –, ce Gect pourrait assurer une certaine continuité dans le travail de cette institution. En même temps, la durée des présidences tournantes serait augmentée de six mois pour atteindre deux années pleines, ce qui permettrait aussi de les faire coïncider avec les années budgétaires.

La Maison de la Grande Région existe depuis 1999 – elle fut instaurée suite au quatrième Sommet des exécutifs en 1998 – mais qui peut dire qu’il la connaît où qu’il y a jamais mis les pieds ? Pourtant, une de ses missions principales devrait être la communication et la promotion de cet espace que les politiques voudraient d’appartenance. Mais ses principaux problèmes ont toujours été l’absence d’une figure dirigeante, un manque de moyens financiers et humains, ainsi que, surtout, une représentation partielle des différentes entités : seuls le Luxembourg, la Sarre et, depuis 2000, la Rhénanie-Palatinat y ont participé. Le grand-duché mettant à disposition les locaux (au début rue Zithe, actuellement rue Notre-Dame à Luxembourg) et un secrétariat de deux personnes – dont un fonctionnaire détaché du ministère de l’Intérieur, Carlos Guedes – et les deux Länder chacun un représentant. Avec l’instauration d’un Gect, prévisiblement d’ici le 1er janvier 2011 si tout va bien, la structure devrait pouvoir être professionnalisée en engageant une équipe plus grande, inclure toutes les entités régionales et en plus devenir pérenne. Pour Jean-Marie Halsdorf, la création de cette structure, une sorte de secrétariat permanent, coïnciderait avec la « phase de consolidation » de la Grande Région.

Le fait que le gouvernement Juncker-Asselborn II ait choisi de créer, en 2009, un portefeuille ministériel propre à la Grande Région serait un « signal politique fort ». Néanmoins, le fait que l’Aménagement du territoire, un des principaux axes stratégiques du développement de la région, ait été détaché du portefeuille de l’Intérieur pour rejoindre le « super-ministère » du Développement durable de Claude Wiseler (CSV) a amputé le ministère d’une part importante de son potentiel d’action. Bien que tous les politiques et tous les fonctionnaires affirmeront la bonne entente et la bonne collaboration des deux ministères. Jean-Marie Halsdorf, quant à lui, aime à se définir comme un « ambassadeur » pour la promotion de la coopération dans la Grande-Région. D’ailleurs il y affiche même un certain activisme, surtout en direction de la France depuis le début de l’année, avec l’accord de principe du Gect Belval ou la signature, le 26 janvier, avec le secrétaire d’État français chargé des Affaires européennes, Pierre Lellouche, d’une convention portant création d’une commission franco-luxembourgeoise pour le renforcement de la coopération transfrontalière (encore un organe de plus).

La Grande Région est comme le monstre du Loch Ness : tout le monde en parle, mais personne ne l’a vue. En « in », c’est l’enthousiasme affiché pour les progrès réalisés, que ce soit au niveau de la coopération politique ou institutionnelle ou à celui de la collecte des données sur, par exemple, le marché de l’emploi et les mouvements de frontaliers. Mais en « off », quand les micros sont éteints, ceux qui s’y sont essayés raconteront aussi à quel point la moindre collaboration transfrontalière est fastidieuse parce que la logique de la concurrence subsiste, qu’aucune entité régionale n’est prête à payer pour des enjeux qui touchent davantage le voisin et, surtout, à abandonner une partie de sa souveraineté et de son pouvoir de décision.

Le Luxembourg n’y fait pas exception : si, dans le programme gouvernemental 2009-2014, le terme Grande Région est énoncé 28 fois, aussi bien dans le domaine du tourisme, que dans celui de la culture, de l’éducation ou des parcs naturels, la plus grosse ligne de crédit dans le budget 2010 ayant trait à la région est celle de 1,5 million réservée, au ministère des Classes moyennes, à la « Promo­tion du Luxembourg comme pôle de commerce de la grande région » – donc pour s’imposer au détriment de Trêves, Arlon ou Metz. Au ministère de l’Intérieur et à la Grande Région, cette dernière vaut un peu plus de 450 000 euros

« Maintenant, il s’agit également d’éveiller les esprits à une vraie perception de la Grande Région, estime Jean-Marie Halsdorf. J’entends dire souvent que c’est un artifice, qu’on ne voit pas vraiment ce que c’est, ce qui s’y fait. Et trop souvent, on résume la Grande Région à son Sommet qui se tient tous les 18 mois. Mais la Grande Région, c’est beaucoup plus que cela, même si nos concitoyens ne s’en rendent pas compte. Les habitants la vivent au quotidien, que ce soit pour le travail, le commerce et l’industrie, la culture, le sport ou la gastronomie sans même s’en rendre compte, ils sont pour ainsi dire des grands-régionaux qui s’ignorent. Le concept-même de Grande Région doit donc recevoir un plus de visibilité et gagner la conscience de ses habitants. ».

Pour cela, il mise sur des activités ludiques ou sportives, comme un grand tournoi de football ou une course cycliste pour les jeunes, mais aussi sur la culture et le tourisme. Or, en culture par exemple, l’asbl Espace culturel Grande Région créée suite à l’année culturelle de 2007, est une coquille vide, qui ne dépasse guère le stade du site Internet – comme la Maison de la Grande Région –, faute, là encore, de financements.

Un des axes les plus prometteurs de la stratégie transfrontalière pourtant est le travail en réseaux : que ce soit sur le plan de l’enseignement supérieur, avec le réseau des universités ; sur celui du tourisme culturel, avec les réseaux des lieux d’art contemporain, des routes culturelles ou du patrimoine industriel ; ou celui, à créer, des hôpitaux, ainsi que les réseaux de villes comme la Quattropole (Luxembourg, Metz, Sarrebruck et Trêves) ou Lela + (Luxembourg, Esch-sur-Alzette, Longwy et Arlon) – ils sont nés d’un besoin pragmatique et ont donc une toute autre dynamique. Bottom up plutôt que Top down.

Dans ce contexte, les rencontres politiques et les structures institutionnelles complexes ont un rôle concret de facilitateur de la coopération transfrontalière, en abolissant par exemple les barrières administratives. L’initiative sarroise d’instaurer une Task Force Frontaliers, qui d’abord identifie, puis œuvrera pour abolir les problèmes liés aux différentes réglementations juridiques, fiscales et administratives qui se posent aussi bien aux travailleurs frontaliers qu’aux entreprises, serait un pas concret de plus en direction de cette amélioration voulue de la qualité de vie des habitants de la région.

josée hansen
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