Le 26 septembre, le nouveau Premier ministre français Sébastien Lecornu a finalement fermé la porte à toute instauration d’une « taxe différentielle de deux pour cent sur le patrimoine des ménages les plus riches » et tout retour de l’impôt sur la fortune (supprimé en 2017). Sa décision, prise après plusieurs semaines d’un intense battage politico-médiatique, a aussitôt fait retomber le soufflé de la « taxe Zucman », mais le projet pourrait ressurgir en cas de changement de majorité (ou de président). Les pays voisins ont suivi avec attention le débat, car certains d’entre eux pourraient être tentés par une taxation des patrimoines des particuliers les plus aisés.
Selon l’OCDE, dans les pays développés, les prélèvements fiscaux sur les ménages reposent sur trois piliers principaux : l’impôt sur le revenu, les cotisations sociales et les taxes sur la consommation (la TVA, en Europe). L’impôt sur le revenu, qui produit plus du quart des recettes fiscales sur les ménages des pays à hauts revenus, est fortement progressif avec des tranches marginales parfois supérieures à cinquante pour cent pour ceux qui gagnent le plus. En revanche les impôts sur le patrimoine sont, soit inexistants dans un grand nombre de pays, soit limités aux taxes sur la détention de biens immobiliers. Dans l’UE, les impôts fonciers, très variables d’un pays à l’autre, pèsent assez peu en moyenne : 4,7 pour cent des recettes fiscales, avec des proportions comprises entre cinq et neuf pour cent en Belgique, au Danemark, en Espagne, en France, en Grèce, en Italie, au Luxembourg et au Portugal, contre 2,5 pour cent seulement en Allemagne.
Si les impôts sur les patrimoines sont si peu répandus, malgré leur popularité dans l’opinion, c’est d’abord parce que les rentrées fiscales issues des autres sources sont suffisantes, mais aussi en raison de leur conception, de la difficulté de leur mise en œuvre et de leurs « effets secondaires ». Taxer la valeur d’un patrimoine alors que les revenus qui en sont issus (loyers, dividendes et intérêts, plus-values) sont déjà soumis à l’impôt revient à une double imposition. Les impôts sur le patrimoine nécessitent une évaluation régulière de la valeur des actifs, et des contrôles, générant un coût administratif élevé. Ils sont réputés « plomber » l’attractivité d’un pays et provoquer les départs de résidents aisés. Pour couronner le tout ils sont d’un rendement médiocre. En France lors de sa dernière année d’existence en 2017, l’Impôt de solidarité sur la fortune (ISF), créé par un gouvernement de gauche en 1982, n’a représenté que 1,35 pour cent des recettes fiscales. En cause, les nombreuses exonérations et abattements (les actifs professionnels en étaient exclus, tout comme la résidence principale et les œuvres d’art) et les mécanismes d’évitement élaborés par les assujettis, d’autant plus faciles à mettre en place que l’ISF n’existait qu’en France. À partir de 2018, il a été remplacé par l’Impôt sur la fortune immobilière, tout aussi peu productif (0,67 pour cent des recettes).
Dans ces conditions pourquoi est-il tant question, et pas seulement en France, d’instaurer ou de rétablir un impôt sur le patrimoine ? La première raison est très terre-à-terre. Comme l’indiquait le rapport de l’OCDE sur la taxation dans le monde publié le 11 septembre (d’Land du 19.09.25), tous les États développés sont à la recherche de nouvelles recettes pour faire face à l’accroissement des dépenses publiques qui se profile, en lien notamment avec le vieillissement des populations. La seconde correspond à la forte exigence de justice sociale exprimée au moment où dans de nombreux pays l’heure est à la réduction des déficits publics et de l’endettement. C’est le cas en France, où il est apparu que l’impôt sur le revenu n’était pas aussi progressif qu’on l’imaginait. Une étude de 2023 a montré que le taux effectif d’imposition, tous impôts directs compris, augmentait jusqu’à des niveaux élevés de revenus (environ 180 000 euros annuels pour une personne seule) atteignant 46 pour cent en moyenne, avant de tomber à moins de vingt pour cent pour les revenus les plus hauts. La progressivité de l’impôt touche en effet surtout les revenus du travail, minoritaires chez les plus riches, alors que les revenus du capital, majoritaires, sont moins taxés : ainsi les avoirs financiers ne supportent qu’une « flat tax » de trente pour cent.
De plus, dans ce pays où les dix pour cent les plus favorisés gagnent en moyenne 7,3 fois plus que les dix pour cent les plus modestes, le patrimoine moyen du décile le mieux doté est 163 fois supérieur à celui du décile le plus pauvre : des inégalités 22 fois supérieures alors que les revenus sont très taxés et les patrimoines très peu. C’est dans ce contexte qu’est apparue la désormais célèbre « taxe Zucman », du nom de son promoteur, un jeune universitaire disciple de Thomas Piketty. Gabriel Zucman a publié pour la première fois l'idée d'une taxe sur les grandes fortunes dans son ouvrage de 2013 intitulé La richesse cachée des nations et en a développé l’idée en 2019 dans Le triomphe de l'injustice, co-écrit avec le franco-américain Emmanuel Saez.
La taxe Zucman consisterait à s’assurer que les « ultra-riches », soit les 1 800 foyers ayant un patrimoine supérieur à cent millions d’euros, paient des impôts annuels correspondant à au moins deux pour cent de la valeur de leurs actifs. La France serait le seul pays au monde à l’instaurer. Sa principale caractéristique est que son assiette englobe la totalité des patrimoines, intégrant les œuvres d’art, les résidences principales et surtout les actifs professionnels. La perspective de voir taxer « l’outil de travail » a provoqué une mobilisation inédite des milieux d’affaires, avec à la clé de violentes attaques ad hominem. Ainsi dans le Sunday Times du 20 septembre, Bernard Arnault, président du groupe de luxe LVMH, a qualifié Gabriel Zucman de « militant d'extrême gauche » dont l'idéologie « vise la destruction de l'économie libérale ». Le président de l’association familiale Mulliez (enseignes Auchan, Decathlon etc..) évoque quant à lui « une perte de discernement qui mélange patrimoine entrepreneurial et richesse personnelle ».
Le 14 septembre, plusieurs acteurs de la « tech », les plus concernés, ont publié une tribune faisant valoir que dans leur secteur « les valorisations des entreprises sont théoriques et les actions, illiquides », se déclarant incapables de payer la taxe, sauf à céder une part du capital pour pouvoir le faire, ce qui caractérise juridiquement un « impôt confiscatoire ». Pour éviter cet écueil, Zucman a jugé possible de payer la taxe en donnant des actions à l’État, suscitant ainsi la crainte d’une « nationalisation rampante ». Au passage, cette solution de « paiement en nature » ne se traduirait par aucune rentrée fiscale supplémentaire, ce qui pose la question du rendement de la taxe. Selon Gabriel Zucman sa taxe pourrait rapporter vingt milliards d’euros par an. Un montant non négligeable dans l’absolu mais faible par rapport aux besoins de financement (le déficit budgétaire français était de 175 milliards en 2024). Et, en raison des mécanismes de contournement qu’elle occasionnerait, et des risques avérés d’exil fiscal des assujettis, des experts ont calculé qu’à peine cinq milliards seraient collectés en pratique. Beaucoup de bruit pour peu de choses.
Malgré cela, la taxe Zucman est plébiscitée par le grand public, avec un taux d’adhésion de 75 pour cent. Certains chefs d’entreprises s’y sont ralliés. « Les richesses sont de plus en plus concentrées, il faut que des symboles tombent pour rendre l’effort acceptable, » a déclaré Michel Picon, président de la fédération française des artisans et commerçants. Mais si un futur gouvernement s’avisait de la tirer du tiroir où elle est désormais rangée, la taxe ne pourrait pas, de toute manière, être mise en œuvre telle quelle, ses partisans semblant oublier que, selon Zucman lui-même, elle n’a de sens qu’en étant appliquée à l’échelle d’une « zone douanière homogène » et non dans un pays isolé, pour éviter son contournement. Pour autant les problèmes demeurent. Il faut trouver plus de ressources fiscales et assurer une plus grande justice fiscale en faisant contribuer les plus riches.
Les réflexions se poursuivent, pour augmenter par exemple les taxes sur la transmission des patrimoines, qui ont la faveur de nombreux économistes, même libéraux. Mais la piste la plus prometteuse consisterait à s’attaquer aux mécanismes d’optimisation, largement utilisés par les grandes fortunes pour réduire fortement leur facture fiscale, et qui passent très mal dans l’opinion. Sont notamment visées les « holdings patrimoniales », dont le principe est simple : les riches ne détiennent pas directement les actions des entreprises qu’ils contrôlent, ces dernières appartenant à une société financière (holding) dont ils sont les propriétaires et à laquelle sont versés les dividendes. Dans l’UE elles bénéficient le plus souvent du régime « mère-fille », créé par une directive de 2011, qui permet de n’imposer qu’une très petite partie (cinq pour cent en France) voire d’obtenir une exonération totale (au Luxembourg) des sommes remontant des « filiales », en fait des sociétés dont la holding détient au minimum cinq pour cent (France) ou dix pour cent (Luxembourg) du capital, depuis plus de deux ans (France) ou seulement un an (Luxembourg).
Si les particuliers fortunés veulent percevoir des dividendes, ils paieront alors des taxes, mais peuvent également choisir une domiciliation à fiscalité douce (Luxembourg, Pays-Bas, Irlande, Chypre..). De plus il leur est possible de faire prendre en charge des dépenses par la holding, d’y loger des biens réels (bateaux, voitures, villas), voire de bénéficier de prêts de se part, ce qui permet d’assurer un train de vie sans avoir à prélever des dividendes, et donc d’échapper à toute imposition. Les détracteurs de ce mécanisme font observer qu’il n’existe pas aux États-Unis, sans que le pays et sa population fortunée s’en portent plus mal, même si la fiscalité y prévoit des mécanismes pour limiter la double imposition des dividendes entre sociétés liées. L’idée est de taxer davantage la « trésorerie improductive » (selon les termes d’une ministre française) détenue par ces holdings, en commençant par augmenter la partie des dividendes perçus qui seront taxés (en France elle pourrait passer de cinq à quinze pour cent). Mais la directive « mère-fille » ne prévoyant aucune harmonisation des dispositifs nationaux, il y a tout lieu de croire que, sauf à la réviser, les États européens s’engageraient à nouveau en ordre dispersé dans un tel projet.