Entretien avec le syndicaliste et ancien agent du fisc, Fernand Muller, sur les rulings, le secret bancaire et la solidarité européenne

L’ethos de l’agent du fisc luxembourgeois

d'Lëtzebuerger Land du 10.06.2016

En 1976, Fernand Muller passe son examen d’admission à l’État. Il entre dans l’Administration des contributions directes (ACD) à un moment où celle-ci embauche massivement, anticipant les départs à la retraite de la génération de guerre. (Il fait partie de la même promotion que Guy Heintz, directeur de l’ACD qui prendra sa retraite en novembre.) Sa carrière le mènera à travers différents départements de l’administration. Après avoir travaillé sur l’imposition des personnes physiques et sur celle des sàrl, Muller est nommé adjoint au bureau d’imposition Sociétés 1, en charge des grands groupes luxembourgeois (dont Arcelor-Mittal, RTL-Group, Cactus ou Post). À la fin de sa carrière, il est nommé chef du Service de révision, responsable de la lutte contre la fraude fiscale. Parallèlement, Muller développe une activité syndicale. Entre 2003 et 2013, il sera président du Syndicat unifié des impôts directs (qui réunit le syndicat des expéditeurs et celui des cadres). C’est à travers son engagement au niveau européen – depuis 2010, il est un des cinq vice-présidents de l’Union du personnel des finances en Europe (UFE) – qu’il commence à développer une pensée critique sur les niches fiscales. Après quarante ans à l’ACD, Fernand Muller a pris sa retraite début juin.

d’Land : Marius Kohl est probablement l’agent du fisc le plus célèbre du monde. À sa place, auriez-vous signé ces milliers de rulings ?

Fernand Muller : Non, comme je l’avais dit lors des révélations « Luxleaks », j’aurais refusé et demandé à être muté. Le fonctionnaire a une tâche bien définie : instruire une déclaration et procéder à l’imposition dans le cadre législatif existant. Les rulings dépassaient cette mission. Chaque préposé a un pouvoir discrétionnaire. Or, il ne peut apprécier – « ermessen », en allemand – que de simples détails dans les dossiers de tous les jours, et non pas le traitement de flux de milliards d’euros. Que ceux qui, au plus haut niveau du ministère des Finances ou de l’Économie, veulent accorder des faveurs, le fassent eux-mêmes. Le fonctionnaire aurait alors été sorti de l’embarras.

Le fonctionnement du bureau d’imposition Sociétés 6 était-il un sujet de conversation au sein de l’administration ?

Il y a une quinzaine d’années, un collègue m’avait dit : « Ce que Marius fait, nous reviendra un jour en pleine gueule ». Mais ce qui se passait concrètement dans le bureau d’imposition Sociétés 6, personne ne le savait. Chaque bureau travaille de manière autonome. Marius Kohl est un peu « artiste » : cheveux longs, chaussures Birkenstock, toujours en train de réfléchir, quelqu’un de très intelligent et de très haut niveau.

Jean-Claude Juncker a toujours maintenu qu’il ne s’immisçait pas dans le travail de l’administration fiscale. Faut-il le croire ?

Luc Frieden l’a dit, Jean-Claude Juncker l’a dit ; et c’est vrai. Dans toute ma carrière, je n’ai jamais ressenti une pression politique. En tant que fonctionnaires, nous sommes heureux de ne pas travailler directement pour le ministre des Finances et de disposer d’une certaine autonomie. Entre nous et le niveau politique, le directeur absorbe la pression politique. C’est lui qui est appelé au ministère, pas nous.

Si Marius Kohl avait commencé à refuser en masse des rulings, la pression ne se serait-elle pas faite sentir ?

Je suis convaincu que la politique aurait alors été contrainte de pousser le système des rulings vers d’autres voies. Le problème aurait été résolu beaucoup plus tôt. Le gouvernement aurait été forcé d’instaurer à temps une commission des décisions anticipées, ce qu’il a fini par faire en novembre 2014. C’était le bon choix : Si le secteur financier se plaint que les rulings passent moins vite, cela me semble confirmer qu’ils sont désormais bien analysés.

On critique souvent que l’ACD manque d’universitaires.

Vous n’allez pas gagner une guerre qu’avec des officiers. Il faut surtout des soldats bien formés. Depuis toujours, les rédacteurs sont l’épine dorsale de l’administration. Durant leur stage et avant l’examen de promotion, ils passent cinq ans en formation interne. C’est du lourd, des centaines d’heures ; mä duerch déi Mille muss ee goen. Cette formation fiscale permet aux fonctionnaires d’affronter d’égal à égal l’armada des fiscalistes privés. Les fonctionnaires du fisc sont d’ailleurs hautement employables. C’est pour endiguer leur fuite vers les Big Four, fiduciaires et administrations communales que Jean-Claude Juncker avait introduit une prime de formation fiscale en 1992. Au Luxembourg, nous avons peu de fonctionnaires, mais ils sont correctement rémunérés. C’est aussi un atout contre la corruption : lorsqu’on a une bonne paie, on est moins exposé aux tentations. Et je suis quasiment certain qu’un fonctionnaire luxembourgeois a une charge de travail supérieure à celle de ses collègues à l’étranger.

Les directeurs du fisc sont recrutés en interne. Souvent, ils ont commencé comme rédacteurs. Un scénario à la CSSF, avec un directeur recruté directement dans le privé, est-il envisageable pour une administration comme l’ACD ?

Les directeurs recrutés en interne connaissaient leur droit fiscal sur le bout des doigts. Et je veux dire tout le droit fiscal : impôt sur le revenu (tant des personnes que des sociétés), impôt commercial communal, impôt sur la fortune, Abgabenordnung, impôt foncier… Ce n’est pas parce que vous avez un master en droit ou en économie que vous connaissez la fiscalité luxembourgeoise, qui n’est d’ailleurs enseignée dans aucune université. Un directeur issu de l’ACD doit avoir réponse à tout. Il doit connaître les motivations, le contexte et les implications des différentes dispositions fiscales. Des centaines, des milliers de finesses techniques et politiques. C’est un poste peu attractif, du point de vue de la charge de travail et, surtout, de la rémunération. Dans le secteur privé on paie bien plus. En comparaison avec les fiscalistes qui passaient dans son bureau, Marius Kohl était sans doute un aarme Schlucker.

Quel a été le plus grand changement que vous avez vécu durant vos quarante ans à l’ACD ?

Le volume de travail qui n’a cessé d’augmenter. Lorsque j’ai commencé, le fonctionnaire avait une vue d’ensemble. Il connaissait ses dossiers et rentrait le soir plus ou moins satisfait. Or, surtout au cours de la dernière décennie, le recrutement était insuffisant. Et ceci bien que, dans les années 1990, une étude interne avait estimé que l’administration allait avoir besoin de quelque 150 fonctionnaires supplémentaires pour fonctionner de manière optimale. Il y a donc eu de plus en plus de déclarations à traiter et de moins en moins de temps pour en faire l’instruction. Sans l’appui informatique, cela aurait été impossible, mais l’informatisation s’est faite avec une décennie de retard. En tant que syndicat, on répétait au ministre des Finances Luc Frieden : « Tous les ans il y a des milliers de sociétés créées, de milliers de résidents et de frontaliers en plus. Nous n’arrivons plus à gérer la situation. Nous avons besoin de plus de personnel ! »

Quelle a été sa réponse ?

Il nous disait : « Vous devez travailler autrement…»

« Autrement », comment ?

Il ne l’a pas précisé. Mais nos collègues allemands de la Deutsche Steuer-Gewerkrschaft parlent de « Durchwinktage ». Parfois, on a l’impression que le fisc est la seule administration dont on préfère qu’elle ne travaille pas correctement. On entend toujours : Il faut un État efficace. Or lorsque le fisc commence à instaurer des contrôles systématiques, tout le monde est scandalisé. Si on disposait d’un radar pour délits fiscaux, peut-être qu’on intercepterait 40 000 fautifs en une semaine.

Pourtant, le nombre de fonctionnaires du Service de révision passera de douze à 32.

Pour l’État, un fonctionnaire aux impôts n’est pas un facteur de coût, mais de recettes. Pierre Gramegna a annoncé vouloir embaucher et, jusqu’ici, il a tenu parole. Ce service effectue les contrôles approfondis et assiste les bureaux d’imposition dans le contrôle sur place. (En 2015, il a effectué trente contrôles approfondis, pour un total de 13,3 millions d’euros en majorations, ndlr.) Si, pour un nombre relativement restreint de contrôles approfondis, on atteint déjà de telles sommes, alors la fraude fiscale globale doit être grande.

Faut-il abolir le secret bancaire pour résidents ?

Le secret bancaire, nous l’avons toujours dit à l’UFE, est un instrument de la fraude fiscale. J’ai une vue de citoyen européen sur la question : Pourquoi les résidents luxembourgeois seraient-ils les seuls parmi les Vingt-Sept à pouvoir se cacher derrière le secret bancaire ? Pourquoi devraient-ils avoir plus de droits que les résidents de Thionville ou de Trèves ?

Ces dernières années, de nombreuses exonérations fiscales ont été introduites, notamment au profit des expats et des managers (grâce aux stock-options). Des exonérations qui font leur entrée par la petite porte des circulaires administratives.

Pour moi, on aurait clairement dû légiférer, comme c’est la voie normale en démocratie. Pourquoi ne l’a-t-on pas fait ? Probablement parce qu’on craignait la pression nationale et internationale. Une circulaire, par contre, personne ne la remarque…

Depuis 2010, vous êtes vice-président de l’Union du personnel des finances en Europe (UFE), une fédération qui regroupe les syndicats des administrations fiscales de treize pays européens. Au début, comment y avez-vous été accueilli ?

Je me rappelle de mon tout premier congrès en 2002 à Dublin. En tant que Luxembourgeois, on a été tancé publiquement, notamment par les collègues français. À leurs yeux, on était les fonctionnaires venus du paradis fiscal. Il était souvent difficile de défendre notre position, mais les critiques étaient adressées au mauvais destinataire. Ce qui nous réunit au niveau européen, ce sont les principes de l’équité fiscale et de l’égalité devant l’impôt.

Or, du CGFP à l’OGBL, aucun syndicat luxembourgeois n’a mis en question les niches fiscales. C’était une externalité négative dont on s’accommodait, puisqu’elle frappait les autres.

Le Syndicat unifié des impôts directs fait indirectement partie de la CGFP. Celle-ci négocie les accords salariaux et était donc contente qu’il y ait assez dans le pot pour redistribuer. On restait dans le microcosme luxembourgeois. Dans le passé récent, et surtout depuis la crise de 2008, cela a commencé à changer. Les gens ont senti la politique d’austérité dans leur porte-monnaie et l’évasion fiscale est devenue un sujet. Dans Fonction publique (l’organe officiel du CGFP, ndlr), on lit de plus en plus souvent que le capital devait également payer sa part des impôts.

L’UFE est solidaire des deux « whistleblowers » Deltour et Halet. Comment voyez-vous leurs actions ?

Antoine Deltour et Raphaël Halet – qu’on les considère comme « lanceurs d’alerte » ou non – ont révélé un système qui a révolté les petites gens qui paient leurs impôts jusqu’au dernier euro. C’est bien que cela soit sorti, que l’abcès soit crevé. Maintenant, nous connaissons les pratiques luxembourgeoises, mais également celles d’autres pays européens. Qu’elles soient légales ou non, elles seront dorénavant échangées en vertu de la nouvelle directive européenne.

UFE plaide pour une harmonisation fiscale, y inclus de la fiscalité directe. Comment conciliez-vous intérêts européens et intérêts nationaux ?

La revendication principale est que les bénéfices des multinationales soient enfin imposés ; et ceci à un taux correct. Que la matière imposable cesse d’être transférée d’une juridiction à l’autre. Dans la pratique, c’est très difficile. Prenez l’assiette commune consolidée. Elle sera découpée comme un gâteau, les parts variant en fonction de la substance économique. Au sein de l’UFE, nous avons eu les mêmes divergences que dans l’Ecofin. Les pays où se trouvent les maisons-mères ont une autre vue que les pays qui n’hébergent que les filiales. On a tenté, tant bien que mal, de trouver un consensus. Comme Luxembourgeois, on devrait a priori être contre. Or, au sein de l’UFE, je ne suis pas aligné sur une position nationale. J’y défends une position européenne.

Bernard Thomas
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