Pour rendre accessibles les recherches menées sur le sujet, deux associations proposent un tour de la capitale sur les traces de son passé colonial

Contextualiser

d'Lëtzebuerger Land du 25.06.2021

Débaptiser Le village de Buschrodt, commune de Wahl, ne compte qu’une grosse centaine d’habitants. Pendant longtemps, comme dans beaucoup d’autres localités rurales, les rues ne portaient pas de nom. En 1974, une des quatre rues du bourg est baptisée du nom du « héros » local : Nicolas Grang. Né à Buschrodt le 2 janvier 1854, Nicolas Grang s’était engagé en 1882 comme lieutenant de l’armée belge au Congo, et a travaillé aux côtés de l’explorateur Henry Morton Stanley (qui œuvrait pour le compte de Léopold II) qui le promut commandant, ce qui fait de lui un des pionniers de la colonisation et de l’exploitation du Congo. Il s’y distingua pour réprimer une rébellion sur la rive sud du Congo. Il est mort (de maladie) le 11 avril 1883 et a été le premier Européen (et donc le premier Luxembourgeois) à reposer au Cimetière des Pionniers à Léopoldville (devenue Kinshasa). Comme le rappelle l’historien Régis Moes (dont la recherche Cette colonie qui nous appartient un peu est publiée par d’Land), « dans des lettres qu’il écrit à son ancien instituteur, il se vante d’avoir fait détruire plusieurs villages récalcitrants au nouveau pouvoir ». À la lecture contemporaine de l’histoire, la commune de Wahl voit aujourd’hui la vie de Nicolas Grang sous un jour nouveau. Le 8 juillet 2020, le conseil communal a décidé à la majorité (quatre voix pour et deux abstentions) de rebaptiser la rue Nicolas Grang à Buschrodt Um Schéckelt. La plaque de rue et la gravure qui était accrochée à l’école ont été transférées au Musée national d’histoire et d’art et feront très certainement partie de l’exposition qui y est prévue en 2022 autour de la présence luxembourgeoise au Congo.

Les débats sur la vénération des héros supposés qui ont marqué l’histoire de la colonisation et de l’esclavagisme, les déboulonnages de leurs statues ou les changements de noms de rues qui leur étaient dédiées, ont été remis à l’ordre du jour à l’apogée du mouvement Black lives matters, notamment autour de la mort de George Floyd. On assiste à une lecture et une interprétation critique de personnages historiques qui ont, à un moment donné, fait consensus puisqu’on leur a élevé des statues. Aujourd’hui, ce consensus n’existe plus, les descendants de ceux qui ont été opprimés et tués se font entendre et les protagonistes de ce passé sont contestés, notamment dans l’espace public. Peu avant le changement de nom de rue à Buschrodt, en juin 2020, le collectif d’artistes-activistes de Richtung 22 avait mis la fontaine dédiée à Nicolas Cito à Bascharage derrière des barreaux pour dénoncer les responsabilités de cet ingénieur qui a mené la construction du chemin de fer au Congo (chantier qu’il décrivait comme « une longue et continuelle lutte ») dans la mort de milliers d’ouvriers africains et chinois. Dans son livre, Régis Moes estime qu’un ouvrier a été tué tous les cinquante mètres de rail. Le choix de ne pas arracher la plaquette commémorative permet de « contribuer à instaurer enfin une culture européenne du souvenir, dans laquelle la vie noire compte », écrivait le collectif il y a un an.

Après cette action et après les interrogations sur la légitimité des « Luxembourgeois blancs et aisés » de la mener, Richtung 22 s’est rapproché de l’association antiraciste et féministe Lëtz Rise Up pour mener une campagne de sensibilisation et d’information sur le passé colonial du Luxembourg. Plusieurs mois de recherches avec des historiens se sont concrétisés sous la forme d’une visite guidée à travers la ville de Luxembourg pour mettre en évidence les stigmates de cette partie de l’histoire du Grand-Duché peu connue du grand public. « Le tour complet comprend 29 stations organisées en trois thèmes principaux : les racines coloniales du racisme, l’économie coloniale et les institutions », commente Audrey de Lëtz Rise up. Il s’agit généralement de bâtiments officiels, d’entreprises privées, de parcs qui symbolisent rôle du Luxembourg et de Luxembourgeois dans différentes colonies. Car, si le Grand-Duché n’a pas été un Empire colonial en tant que tel, les associations veulent mettre en avant, la part active qu’ont jouée des personnalités luxembourgeoises (ingénieurs, religieux, planteurs, militaires, aventuriers), souvent soutenues par l’État à diverses étapes de la colonisation, notamment au Congo belge.

Visite guidée Bâtiment officiel s’il en est, le Cercle cité est une des étapes du tour. « C’est là que se tenaient les expositions coloniales où l’on faisait l’éloge et la propagande des colonies. Le prince Félix et la grande-duchesse Charlotte ont d’ailleurs visité les deux expositions coloniales en 1933 et 1949. Le Luxembourg était considéré comme un membre à part entière de la Fédération internationale des coloniaux et anciens coloniaux (FICAC), dont un congrès a eu lieu ici en 1938 », poursuit Audrey. « Ces expositions avaient aussi pour but d’inciter les Luxembourgeois à se tourner vers une carrière coloniale », précise Lars de Richtung 22. Le Cercle colonial luxembourgeois, créé en 1925 et dont Joseph Bech, Premier ministre et ministre des Affaires étrangères fût le « Haut Protecteur », y était actif et prolixe avec des conférences, des films et l’édition d’un périodique. Un passage à la Villa Louvigny nous apprend l’existence de « zoos humains » et notamment une exposition et un spectacle avec les Amazones du royaume du Dahomey (l’actuel Bénin). « Dans leur pays, ce sont des guerrières respectées, devenues prisonnières et mises en scène et exhibées pour leur corps », dénonce Gabrielle de Richtung 22. La célébration de l’exotisme est aussi à l’œuvre dans les parcs marqués par Edouard Luja, disciple du paysagiste Édouard André qui rapporte d’expéditions au Congo, au Mozambique et au Brésil diverses plantes notamment médicinales « dont il s’approprie la découverte, comme beaucoup de ressources ou d’œuvres », poursuit-elle. Le passage à la Congrégation Sainte Élisabeth permet d’évoquer les missions religieuses : Dans les années 1920, la moitié des religieux et religieuses luxembourgeois travaillent à l’étranger. Jusqu’à un passé récent, des troncs destinés à récolter de l’argent pour les missions catholiques à l’étranger étaient « décorés » d’un enfant noir qui s’incline quand on dépose une pièce (De Negerchen aus der Krëppchen, ou Nickneger, disait-on).

Un large pan de la visite met en évidence l’importance les richesses coloniales pour le Luxembourg. Le chocolat, le café, le caoutchouc, mais aussi les diamants, dont ceux qui ornent des bijoux de nos altesses, proviennent d’entreprises coloniales et n’offraient aucun profit aux populations locales. Le tour fait une halte à la fondation Pescatore, créée par un leg de Jean-Pierre Pescatore à la ville de Luxembourg (qui lui doit aussi des collections d’art, exposées à la Villa Vauban). Les organisateurs soulignent ici le rôle du Luxembourgeois qui doit sa richesse à l’exploitation et au commerce du tabac à Cuba. En 1817, lorsque le monopole royal espagnol est aboli, il réussit à s’interposer entre la Régie française des tabacs et les planteurs de la Havane pour gagner un contrat de longue durée pour la livraison de tabacs et s’impose ainsi sur ce marché en plein essor. « On ne retient de Pescatore que l’aspect généreux ou philanthrope, on oublie ce que le tabac, à Cuba comme en Virginie ou ailleurs a coûté en exploitation humaine », détaillent les guides. Ils parlent aussi de la filature de coton de Jean-Pierre Kuborn au Pulvermuhl, saluée comme une étape pionnière dans l’industrialisation de Luxembourg. « Il faisait venir du coton de Géorgie, aux États-Unis. Quand la Guerre de Sécession éclate, le prix du coton grimpe et la filature périclite. Cela montre l’importance du travail des esclaves dans cette industrie. »

Au bout de la Grand Rue, l’ancienne pharmacie des Maures, (longtemps appelée la « pharmacie des Nègres ») est une autre illustration de l’iconographie réifiante qui était à l’œuvre, encore dans la deuxième moitié du vingtième siècle : « Les noirs sont toujours présentés statiques, uniquement pour leur corps, jamais en train de travailler ou de manger comme n’importe quel être humain », souligne Audrey. Elle plaide pour une contextualisation de cette œuvre du céramiste Léon Nosbusch : « Il faudrait la placer dans un musée, avec des explications, plutôt que de la laisser dans l’espace public en laissant planer des stéréotypes racistes. » « Plutôt que de cancel culture, il s’agit de revealing culture qui veut informer et mettre en évidence la colonisation comme une des racines du racisme. »

Des excuses Le colonialisme a longtemps été justifié par des théories pseudo-scientifiques ou des croyances religieuses sur le classement hiérarchique des populations, sur les différences entre les « races », ou sur la nécessaire entreprise civilisatrice ou évangéliste. Ces idées étaient imprégnées dans beaucoup de pays, y compris dans les pays sans empire colonial. « Il est la tâche de l’historien de rappeler que ce qui aujourd’hui apparaît comme moralement condamnable, a été perçu comme la normalité par la plupart des Européens dans le passé », estime Régis Moes. Il n’a donc pas de raison de se voiler la face : Luxembourg n’a pas échappé à ces fumisteries et ne peut pas abdiquer sa responsabilité. « Très peu d’actions ont été engagées pour réparer la souffrance engendrée par les activités coloniales du Luxembourg à travers le monde. Aussi, nous demandons des excuses officielles et publiques du gouvernement, de l’Église et de la monarchie luxembourgeoise pour les crimes commis pendant la colonisation », revendiquent les deux associations.

« Aucune législation dans l’histoire luxembourgeoise n’est liée aux colonies à proprement parler et l’État luxembourgeois n’a pas été colonisateur en tant que tel. Mais des subsides et subventions ont longtemps été données aux associations coloniales, l’Église a envoyé nombre de missionnaires au Congo et ailleurs, la propagande coloniale et les stéréotypes racistes étaient admis dans les manuels scolaires... », détaille l’historien qui considère que la question des excuses officielles « mérite un débat ». Question qui est loin de faire l’unanimité quand on lit certains commentaires sur les réseaux sociaux autour des visites lancées par Lëtz Rise up et Richtung 22 : Certains parlent de « réécriture idéologique de l’histoire », « d’inculture relayée par des incultes » et de « stigmatisation de l’histoire européenne » quand d’autres martèlent que « si on n’analyse pas l’histoire avec les savoirs d’aujourd’hui, tous les méfaits resteront excusables ».

L’année dernière (le 10 juin 2020), les deux députés Pirates demandaient, dans une question parlementaire, si le gouvernement comptait présenter des excuses pour l’implication du Grand-Duché dans l’exploitation coloniale. Le Premier ministre n’a pas voulu se prononcer, mais admet que « le rôle du Luxembourg et de l’État luxembourgeois dans l’histoire coloniale européenne a une pertinence historique et actuelle qui mérite d’être explorée scientifiquement » et estime « nécessaire de procéder à une nouvelle analyse scientifique approfondie pour servir de base aux prochaines étapes à définir. » Le C2DH (Luxembourg Centre for Contemporary and Digital History) vient de signer une convention avec le ministère d’État pour une mission de recherche sur ce sujet. Cela fait partie des revendications des associations qui espèrent « la création et la subvention d’un département de recherche sur le thème de l’implication luxembourgeoise dans la colonisation d’autres peuples à l’Université du Luxembourg et l’intégration de sources locales aux recherches ».

Le passé colonial grand-ducal n’est pas une histoire méconnue et oubliée, elle a été étudiée par les historiens, déjà à l’époque coloniale même puisque Albert Calmes a écrit des premiers articles sur l’implication de Luxembourgeois dans le système colonial en 1957. Livres et articles paraissent régulièrement, et les documentaires Ech war am Kongo (Paul Kieffer et Marc Thiel, 2001) et Schwaarze Mann – un Noir parmi nous (Fränz Hausemer, 2018) ont attiré les regards d’un plus large public. Cependant, les manuels scolaires, par exemple, éludent la question (c’est une autre revendication des collectifs que de voir cette partie de l’histoire enseignée et de permettre la promotion de l’histoire et du patrimoine des personnes d’ascendance africaine dans les programmes scolaires). « Quand mon livre est sorti il y a dix ans, il n’y avait pas d’activistes se battant pour ces questions. Je suis heureux de voir que de nouveaux acteurs, hors de l’intelligentsia luxembourgeoise, nourrissent le débat. Cela va dans le sens de l’évolution de la société luxembourgeoise », conclut Régis Moes.

France Clarinval
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