Le rendez-vous est donné au Château Pauqué, un jour de soleil à Grevenmacher. Dans l’entrée de cet édifice historique, au pied du grand escalier en bois et juste à côté de la cheminée, deux canapés en cuir brun. Sur l’un d’eux, perdue dans la lecture d’une épaisse documentation consacrée à l’apiculture, Laurence Duhr nous attend. Dreadlocks, piercing et grandes lunettes sur le nez, la fille d’Abi Duhr – le vigneron que l’on ne présente plus – arbore un look peu habituel dans l’univers du vin luxembourgeois et ça fait du bien. « On ouvre une bouteille ? Je vais chercher les verres ». Quelques secondes plus tard, un Kandirella débarque sur la table basse. « Voilà le résultat de la pandémie : un pinot blanc issu d’une fermentation spontanée en barrique. Et surtout le premier vin réalisé toute seule, grâce à un vignoble de 1,2 ha que nous avons récupéré. Je me suis occupée des plants de vignes, ce qui m’a permis d’être dehors malgré le confinement et j’en ai tiré mille bouteilles. Le résultat me rend vraiment heureuse », raconte-t-elle en ouvrant le goulot ciré, typique de la maison. « D’habitude il est orange, mais là il est rouge. Comme un nez de clown… car oui, je suis aussi clown. Et Kandirella est mon nom de scène ».
Présidente de l’asbl clowns4u, la vigneronne quitte parfois les coteaux de la Moselle pour arborer un nez rouge auprès des enfants hospitalisés, des handicapés, des réfugiés ou des personnes âgées et malades. Une passion que Laurence Duhr s’est découverte en 2009, bien loin des caves familiales. « Je suis psychologue et durant ma formation, j’ai étudié le travail des clowns et leur impact auprès des enfants malades ou ayant été témoins d’attentats. J’ai pris des cours, je me suis lancée et je n’ai jamais arrêté ». Laurence devient Kandirella au Luxembourg et en Allemagne, du côté de Trèves, où elle vit également en partie, « dans une coloc’ de treize personnes », quand elle ne reste pas à Grevenmacher. Deux casquettes pour deux jobs qui n’ont rien à voir, mais dont elle parle avec le même amour. « Le clown est toujours honnête et continuellement dans le moment présent. Il n’a pas de souci de performance, pas de puissance à démontrer, pas de rôle à endosser. C’est en ce sens très libérateur. Et assez magique : je me souviens d’une enfant afghane qui avait perdu une partie de son visage après un attentat. Quand je lui ai donné un nez de clown entre les mains, ses yeux ont soudain recommencé à briller. Clown, c’est un autre langage, une autre façon de parler avec les gens ». Et de poursuivre avec une seconde anecdote. « Un jour, j’ai dû faire un spectacle devant une trentaine d’enfants issus d’une région en guerre. Tous étaient agités et se bagarraient. J’étais désemparée, je ne savais pas comment gérer tout ça, j’avais envie de pleurer. Comme les clowns sont toujours honnêtes, j’ai vraiment pleuré. Et tout à coup, tous ces enfants se sont arrêtés, m’ont encerclé et ont commencé à me faire des câlins pour me consoler. C’était magnifique ».
En 2011, tout juste après sa thèse de psychologie, Laurence Duhr voit poindre en elle l’envie d’en savoir plus sur ce métier de vigneron qu’elle a côtoyé de près durant son enfance, mais qui ne l’avait jusqu’alors jamais attiré. « J’étais contre tout ça, et finalement, j’en ai parlé à mon père et il m’a conseillé de faire un stage de deux ans chez Reinhard Löwenstein, à Winningen. Là-bas, j’ai pu être moi-même, faire ce qui me plaisait, laisser derrière moi cette relation parent-enfant et découvrir une autre façon de travailler ». Une expérience qui sera suivie d’un stage en Nouvelle-Zélande puis à Saint-Émilion, en France. « Depuis, je travaille pour le domaine familial. Je m’occupe de tout ce qui est extérieur, de la gestion des vignes, de la taille, du palissage… mais j’aide aussi mon père à l’élaboration des vins à la cave. À côté, je touche aussi au marketing, j’organise des portes ouvertes et j’essaie d’ouvrir davantage le secteur aux femmes, qui ont parfois encore du mal à pénétrer cet univers très patriarcal ».
Adepte du mouvement Slow Food autant que du concept de décroissance, Laurence Duhr a pour ambition d’améliorer avant tout la qualité des vins de la maison, en s’adaptant au mieux aux changements climatiques, et en s’inspirant de la permaculture – elle vient juste de terminer une formation en la matière – et en allant toujours davantage vers le bio et la biodynamie. « Je respecte déjà les conditions, mais je ne suis pas certifiée. Les labels me dérangent, car je suis critique et je préfère être libre de prendre mes propres décisions en faisant à ma manière », avoue-t-elle avant de nous parler d’une envie qui lui tient à cœur depuis longtemps. « J’aimerais aussi commercialiser un vin qui sera vendu au profit d’actions caritatives. ». Mais pour l’heure, ce sont les deux ruches au fond du jardin qui occupent son esprit puisque la vigneronne s’essaie depuis peu à l’apiculture. Et entourée d’abeilles, pas question de faire le clown !