Il faut le reconnaître, on n’est pas tous égaux derrière les fourneaux. Il y a donc un côté rassurant à déléguer le dessert à des professionnels. Qu’est-ce qui pourrait gâcher le plaisir d’ouvrir une boîte en carton, décorée des armoiries d’une maison réputée ? La seule vision du label « fournisseur de la Cour » fait monter l’eau à la bouche. Ce sera peut-être un classique, peut-être une nouveauté, mais vous savez que vous ne serez pas déçu. Luxembourg, on y vient pour ses banques, on y reste pour ses pâtisseries et salons de thé.
Le problème, c’est qu’on se retrouve vite dans ce genre de boutiques comme Audrey Hepburn chez Tiffany. Tout a l’air si tentant, qu’on opte parfois pour l’option portions individuelles, pour que chacun puisse choisir. Sur le principe, c’est une bonne idée. Jusqu’à ce moment fatidique où, le plateau arrivant sur la table, et après que tout le monde a rivalisé de politesse pour laisser hypocritement aux autres le privilège de se servir en premier, un des convives lance un « moi, je veux bien partager ».
Entendons-nous bien, je suis opposé à toute violence physique, mais je propose de faire subir aux gens qui découpent les pâtisseries individuelles le même sort que celui qu’ils leur réservent. Un massacre. Avec une lame de couteau sale. Il faut être un dangereux psychopathe, de la trempe des barbares qui mettent des glaçons dans leur verre de vin ou des frites dans leur kebab pour condamner toute une tablée à choisir entre manger des débris de gâteaux, s’ils acceptent la mise en commun, ou passer pour un égoïste, s’ils s’y opposent, le genre d’asocial prêt à entamer l’étage du dessous du ballotin de pralines pour ne pas prendre la cerise à la liqueur.
Il serait temps de nous émanciper de la culture de l’indécision, dont les germes ont été semés il y a deux décennies par l’invention du café gourmand, qui a fait de nous des êtres incapables de choisir entre crème brûlée, mousse au chocolat et tarte tatin. Non, on ne peut pas toujours avoir un peu de tout. Il faut parfois choisir. Il faut savoir renoncer à un Dacquois pour prendre un Caraïbe. Le sacrifice n’est pas si grand. Qu’est-ce qui est compliqué à comprendre dans le concept de « pâtisserie individuelle » ? L’adjectif « individuel » ne signifie pas qu’il faut se battre en duel pour savoir qui aura la pâtisserie, mais qu’il n’est pas prévu de la diviser. Le consensus c’est se mettre d’accord sur la répartition des gâteaux, pas les massacrer tous consciencieusement en les découpant en huit. Sinon il fallait prendre un grand gâteau à partager.
Dans ces cas-là, décidé à défendre l’intégrité territoriale de mon assiette, je ne me laisse pas convaincre par les arguments fallacieux des Vladimir qui voudraient annexer la moitié ou le quart de ma tartelette au citron : « Pour la manger, tu devras la couper de toute façon ». Avec de tels raisonnements pourquoi ne pas le jeter directement aux toilettes ? Ce n’est pas de l’individualisme, c’est de la gourmandise, le plaisir de ne pas mélanger les goûts, et de faire confiance au professionnel, qui aurait pu créer une composition mi-éclair/mi tarte aux fraises s’il avait trouvé que ça en valait vraiment la peine. Si le but c’était d’avoir quelque chose de bon mais d’informe, il suffisait de préparer un tiramisu.
Privilégier la satisfaction médiocre de l’immédiat – un peu de tout – au plaisir complet de la dégustation intégrale, qui nécessite d’attendre une prochaine fois pour goûter à d’autres plaisirs, me semble une philosophie de vie assez triste. Qui veut manger un 500, un 250 ou, pire, un 333 feuilles ? Un Paris- ou un -Brest ? Transformer une tartelette en crumble ? Dépecer collectivement un Bamkuch, oui, partager des éclats de macarons, non. On n’est pas obliger de tout partager. Les pralines Leonidas, on peut ne pas les découper au Dremel avant d’en goûter une, comme on peut s’opposer au troc d’un demi-sushi contre un quart de bruschetta, ou trouver ridicule de ne prendre qu’une tranche d’Apéricube. La fin du télétravail et des mesures sanitaires nous condamnent déjà au retour des collègues qui se donnent bonne conscience en prenant la moitié d’un croissant lors de la pause-café du vendredi matin, et laissent des miettes dans toute la kitchenette. Merci bien.
Mais bon, soyons optimistes. Une petite pensée pour les personnes âgées des résidences Orpéa, longtemps condamnées à devoir partager en deux le moindre Pépito généreusement octroyé par la direction pour optimiser leurs profits. La fin du monde n’est peut-être pas si proche et nous aurons sans doute tous encore l’occasion de goûter un truffe cake avant de mourir…