Les pays les plus pauvres souffrent d’une pandémie qui perdure et ne connaîtront pas le regain d’optimisme constaté au Nord en termes de prévisions de croissance

Double peine

d'Lëtzebuerger Land du 18.06.2021

Finalement ce sera 5,6 pour cent cette année, davantage que les quatre pour cent prévus en janvier dernier. Dans son rapport Perspectives économiques mondiales publié le 8 juin, la Banque Mondiale annonce un « rebond post-récession d’une ampleur sans précédent en 80 ans », d’autant que pour 2022, la prévision a été aussi révisée à la hausse, passant de 3,8 à 4,2 pour cent. Problème : cette reprise tient en grande partie au redressement vigoureux de quelques grandes économies, tandis que de nombreuses économies émergentes et en développement (EED) sont soumises à une « double peine » : toujours aux prises avec la pandémie de Covid-19 sur le plan sanitaire, elles continueront d’en subir les retombées économiques délétères. Parmi elles les pays à faible revenu seront les plus affectés (un groupe de 29 pays où le revenu national par habitant était inférieur à 1 035 dollars en 2019. 23 sont situés sur le continent africain).

En 2021, près de 55 pour cent de la croissance mondiale viendra des économies avancées, dont la moitié des États-Unis. En 2022, ce sera même 56 pour cent, alors que de 2000 à 2019 leur contribution a été de 42,8 pour cent en moyenne. Les États-Unis devraient afficher une croissance de 6,8 pour cent en 2021, grâce aux importantes mesures de soutien budgétaire et à l’assouplissement des restrictions liées à la pandémie. La croissance se raffermit également dans les autres pays développés, mais dans une moindre mesure malgré des taux de progression inconnus depuis plusieurs décennies. Le PIB de la zone euro augmentera ainsi de 4,2 pour cent en 2021. Selon la Commission européenne il croîtra de quatre pour cent au Luxembourg, de 4,5 pour cent en Belgique et de 5,7 pour cent en France ! Les PNB des économies émergentes et en développement croîtront en moyenne de six pour cent en 2021. Mais ce résultat flatteur est surtout imputable à la Chine qui, avec une progression à nouveau très soutenue (8,5 pour cent), contribuera pour un quart à la croissance mondiale.

Si l’on ne tient pas compte de ce pays, le rebond devrait atteindre 4,4 pour cent en 2021, tiré par la progression de la demande interne et externe, cette dernière alimentant la hausse des prix des produits de base exportés par ces pays. C’est mieux que les 3,5 pour cent évoqués dans le rapport publié en janvier 2021. Mais dans de nombreux pays, la reprise est freinée par la recrudescence des cas de Covid-19 (Inde, Népal) et le retard pris dans la vaccination, auxquels s’ajoute parfois la suppression des mesures de soutien. De ce fait, la contribution de ces économies (hors Chine) à la croissance mondiale sera inférieure à vingt pour cent cette année, soit trois points de moins qu’entre 2015 et 2019. Pour 2022, les projections tablent sur une croissance de 4,7 pour cent pour l’ensemble des économies émergentes et en développement, ce qui restera insuffisant pour regagner le terrain perdu depuis mars 2020. Quant aux pays à faible revenu, principalement situés en Afrique subsaharienne, non seulement ils ne bénéficieront pas du rebond, mais ils devraient connaître cette année leur plus faible croissance depuis vingt ans (année 2020 non comprise), soit un taux de 2,9 pour cent. Leur croissance s’accélérera pour atteindre 4,7 pour cent en 2022, mais à nouveau cela ne sera pas suffisant pour que leur production revienne au niveau envisagé avant la pandémie.

La Banque Mondiale attribue cette médiocre performance aux retards provoqués par la pandémie dans les investissements dans les infrastructures et les industries extractives, qui ne permettent pas de profiter à plein du redémarrage de la demande mondiale. Mais elle incrimine aussi les retards pris par la vaccination, car on peut établir un lien entre le niveau de vaccination et la croissance. Sur un échantillon mondial, le PIB croîtra près de quatre fois plus dans les pays où la vaccination a bien progressé que dans ceux où elle a traîné. Ce constat peut être fait dans les économies développées (2,5 pour cent contre un pour cent) mais aussi de manière plus grave dans les économies émergentes et en développement, où une récession de 0,3 pour cent est attendue dans les pays « mal vaccinés » (contre un pour cent de croissance là où la vaccination a bien avancé).

Une situation de nature à creuser les inégalités. Leur aggravation est très nette en termes de revenu par habitant. Sur la décennie 2010-2019, il avait crû plus vite dans les EED (hors Chine) que dans les économies avancées : 0,7 point de plus par an, le même écart étant noté au profit des pays à faible revenu. Dans les petits pays le supplément était limité à 0,4 point mais bien réel. En revanche de 2021 à 2023 la situation va s’inverser de manière préoccupante. Dans les EED hors Chine le revenu par habitant augmentera moins vite que dans les économies avancées (écart de 0,8 point en leur défaveur). Dans les pays à faible revenu la hausse sera de 1,9 point plus faible, une différence qui passe à plus de trois points dans ceux qui sont réputés fragiles : en à peine trois ans cet écart peut créer une vraie rupture dans les progressions relatives des différents pays, ce qui fait dire à la Banque Mondiale que « les effets de la pandémie ont effacé les progrès réalisés dans la lutte contre la pauvreté et aggravé l’insécurité et d’autres problèmes de longue date ».

D’ores et déjà, on estime qu’environ cent millions de personnes supplémentaires auront basculé dans l’extrême pauvreté d’ici à la fin de l’année en cours. 165 millions de personnes souffraient de la faim dans le monde fin 2020 selon la Banque Mondiale, 30 millions de plus qu’à la fin 2019. Comme toujours ceux qui payent le plus lourd tribut sont les groupes les plus vulnérables : les femmes, les enfants et les travailleurs non qualifiés et de l’économie informelle.

L’accélération de l’inflation, surtout due à la hausse des prix des produits de base consommés par la population, pourrait aggraver l’insécurité alimentaire. La Banque Mondiale s’inquiète du fait que les responsables publics, craignant des troubles sociaux et voulant casser les anticipations inflationnistes, recourent à des subventions ou à un contrôle des prix, car « ces mesures risquent d’alourdir une dette déjà élevée et de faire monter les cours agricoles mondiaux ». L’institution considère que la montée de l’inflation mondiale qui a accompagné la reprise de l’activité économique se poursuivra probablement jusqu’à la fin de l’année, mais que dans la plupart des pays, la hausse des prix devrait se maintenir dans les fourchettes retenues dans les prévisions. Dans les économies émergentes et en développement où l’inflation dépasse les niveaux visés, cela « ne justifie pas nécessairement le recours à des mesures monétaires, sous réserve « que les anticipations d’inflation restent stables ». Rien n’est moins sûr car la Banque Mondiale reconnaît que « ses prévisions comportent de grandes incertitudes », supposant que le virus sera efficacement contenu d’ici à la fin de l’année 2021. Si c’est le cas, le rebond pourrait être plus fort que prévu, toutes économies confondues. En revanche « une incidence plus prolongée de la pandémie, une vague de faillites d’entreprises, des tensions financières ou même des troubles sociaux sont autant de menaces pour la dynamique de reprise », notent les économistes basés à Washington.

Il faudra dès lors, dans les pays les moins développés, agir sur plusieurs fronts. En commençant par assurer une distribution équitable des vaccins afin de mettre fin à la pandémie, dans des conditions bien plus compliquées que dans les économies avancées. Les mesures budgétaires et monétaires à court terme préconisées par la Banque Mondiale sont aussi plus difficiles à mettre en œuvre. Des taux d’intérêt élevés casseraient la dynamique de croissance, notamment en sacrifiant des investissements en infrastructures déjà insuffisants. Et si les banques centrales locales créent de la monnaie pour relancer les économies, les prix déraperont encore davantage et les devises locales chuteront, alimentant l’inflation par la hausse du coût des importations. Consciente de ces difficultés, la Banque Mondiale propose de « procéder à des allègements de dette importants pour nombre de pays à faible revenu ». Il y a un an, les pays du G20 avaient adopté un moratoire sur le paiement des intérêts de la dette, étendu depuis jusqu’à la fin de l’année 2021. Le FMI a par ailleurs annoncé le 5 avril une nouvelle aide d’urgence de 800 millions d’euros en faveur des pays à faible revenu.  L’idée de la Banque Mondiale et du FMI est d’alléger leur dette en échange de la réalisation d’investissements durables. Un groupe de travail commun a déjà été créé, dont les premières conclusions sont attendues lors de la COP 26 qui se tiendra début novembre 2021 à Glasgow.

Georges Canto
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