The Milk of Dreams, l’exposition internationale se met au diapason des revendications des temps présents
avec des artistes représentant toutes les cultures et tous les genres

Dans le sens de l’histoire

d'Lëtzebuerger Land du 29.04.2022

Impossible de tout voir à la Biennale. D’abord parce qu’il y a beaucoup beaucoup à visiter : Non seulement, on compte une petite centaine de pavillons nationaux (mais pas le Russe, artistes et commissaires ayant refusé de participer) répartis entre les historiques Giardini, le prestigieux Arsenale et les débrouillards des palazzi, églises et salles désaffectées de la ville. Puis, la colossale exposition internationale dans le long Cordiere de l’Arsenale et dans le labyrinthique pavillon central des Giardini rassemble plus de 200 artistes. Et, c’est sans compter les musées, fondations et centres d’art qui s’enorgueillissent d’une programmation spécifique et souvent de haut vol. Il y a aussi beaucoup beaucoup de monde. Faire la queue pour entrer au compte goutte voir des œuvres plus ou moins immersives, intimistes ou simplement longues à regarder est devenu le sport principal de la Biennale, bousculades pour assister à telle performance ou trouver une place devant un écran comprises. On se concentrera donc sur The Milk of Dreams, l’exposition internationale dont le commissariat a été confié à l’influente Cecilia Alemani, curatrice italienne de New-York.

Sa sélection couronne de manière radicale le travail des artistes femmes ou non-binaires (80 pour cent des artistes choisis) avec la volonté de « remettre en cause de la position centrale qu’occupent les hommes dans l’histoire de l’art et la culture contemporaine ». Les vieux mâles blancs n’ont qu’à bien se tenir, les cimaises vénitiennes s’ouvrent grand sur les femmes et le monde : 213 artistes issus de 58 pays sont ici exposées. Et l’entrée de l’exposition à l’Arsenale annonce déjà la couleur avec une énorme sculpture de l’américaine Simone Leigh (qui a emporté un Lion d’Or pour la meilleure participation à l’exposition internationale et qui représente aussi les États-Unis dans un pavillon très réussi). Brick House est une sorte de déesse africaine, mi-humaine mi-habitation, mais sans regard. Elle est entourée des gravures en noir et blanc de l’artiste cubaine Belkis Ayon mettant en scène le mythe cubain d’une femme dont le visage, au contraire, ne possède que les yeux. On plonge d’emblée dans ce surréalisme annoncé par le titre global de l’exposition, issus d’un livre de contes pour enfants de l’artiste Leonora Carrington (1917-2011). Aux Giardini, on est accueilli par une sculpture non moins imposante de Katharina Fritsch, Eléphant (1987). L’animal nous rassure par son aspect duveteux, mais sa robe vert bouteille fait penser à un vieux bronze, rappelant la menace qui pèse sur l’espèce.

Entre ces deux mastodontes, il y a quantité de corps dans toutes les matières, les positions, les états, les qualités possibles. Les récits de Leonora Carrington mettent en scène des créatures hybrides et mutantes assez inquiétantes que l’exposition prend comme compagnons d’un voyage à travers les métamorphoses du corps et les différentes définitions de l’humain. À la lecture actuelle de l’auteure, on pense dystopies technologiques, crise sanitaire, désastre environnemental et guerre. Mais la commissaire de l’exposition veut voir dans l’art et la création une réponse à ces angoisses. « Les artistes imaginent une condition posthumaine qui remet en question la vision occidentale et moderne de l’être humain comme centre fixe du monde ». La représentation des corps et leurs métamorphoses, la relation entre les individus et les technologies et le lien entre les corps et la terre sont les trois chapitres de l’histoire à laquelle Cecilia Alemani nous convie. Amusés, intrigués, inquiétés, les visiteurs passeront ainsi des poupées filiformes et félines de la Danoise Ovartaci, aux créatures à huit bras ou à tête de guitare de Chilienne Cecilia Vicuna, aux dessins de femmes devenant des plantes de la brésilienne Rosana Paulino, aux aliens sculptés en cristal par l’Américaine Andra Ursuta, à l’histoire assez flippante de cet enfant se baladant avec la tête de sa mère (une reproduction très fidèle du buste de l’artiste polonaise Aneta Grzeszykowska) ou encore à l’attelage de squelettes de girafes blanches tirant un énorme appareil génital masculin affligé de mille maladies (par l’Allemande Raphaela Vogel).

Un des aspects les plus étonnants de cette énorme fresque humaine est la variété des techniques et médias utilisés. Si la photographie semble perdre de son attractivité, le dessin et la peinture ont une place de choix. Les pratiques traditionnelles de tissage (Ighaan Adams, Afrique du Sud), tricot (Rosemarie Trockel, Allemagne), céramique (Ambra Castagnetti, Italie), terre cuite (Gabriel Chaine, Argentine) côtoient les matériaux les plus novateurs issus de l’industrie spatiale (Teresa Solar, Espagne), l’intelligence artificielle (Lynn Hershman Leeson, États-Unis) ou, à l’inverse, le recyclage de matières et objets (Tau Lewis, Canada) ou de terre et plantes (Precious Okoyomon, Grande Bretagne)…

Le parcours de The Milk of Dreams est ponctué de cinq « capsules temporelles », parenthèses historiques qui nous donnent de nouvelles perspectives et outils de compréhension des thèmes abordés. Clairement définies par des scénographies différentes (avec de la moquette et un éclairage adapté à la conservation de ces œuvres parfois centenaires), ces zones se justifient par le dialogue qui se noue avec les artistes contemporains. Car là aussi, ce sont essentiellement des femmes qui sont présentées, laissées généralement en marge d’une histoire de l’art centrée sur les hommes. Un travail ignoré ou oublié et qui irrigue pourtant la création contemporaine.

Très dense, très intense, le parcours de l’exposition internationale dresse ainsi l’état des lieux d’un monde d’après qui ne tire pas un trait sur le monde d’avant. Les centaines d’œuvres s’enchaînent, s’enchâssent, entrent en dialogue ou en opposition et constituent finalement une sorte de récit conceptuel mais sensible.

Dans les palais

Pendant la Biennale, les institutions muséales et fondations privées de Venise rivalisent à coups d’expositions de grands noms et de pointures internationales. Les publicités dans les arrêts des vaporettos et les affiches dans la ville annoncent, en vrac, Anish Kapoor, Bruce Nauman, Tony Cragg, Marlene Dumas, Joseph Beuys, Katharina Grosse, Sabine Weiss, Ugo Rondinone, sans parler des expositions collectives comme La magie du surréalisme, On fire ou Homo Faber.

On se bornera à très chaudement recommander Open End de Marlene Dumas au Palazzo Grassi, une bouleversante exposition des peinture de l’artiste sud-africaine qui annonce « j’aimerais que mes tableaux soient comme des poèmes. Les poèmes sont comme des phrases qui se sont déshabillées. » Pour être déshabillées, ses toiles le sont bien souvent, brisant l’intimité, poussant ses sujets dans leurs retranchements et délivrant, en toute impudeur, ses propres obsessions. Et pourtant, loin de la pornographie sur papier glacé, les œuvres de Dumas sont comme délavées, froides et d’une infinie poésie.

L’accrochage offre un bel espace à ces toiles parfois très petites qui peuvent respirer et aspirent ainsi le regard du visiteur. Marlene Dumas ne joue pas de la facilité décorative. Elle ose le laid, le sale, le violent comme dans ses tableaux autour de la Palestine. Elle peint la liberté, les opprimés, les condamnés et les prostitués. Elle trempe ses pinceaux dans l’indignation et la générosité comme pour cette série de portraits de personnalités culturelles qui ont été assassinées et persécutées en raison de leur orientation sexuelle. La série, baptisée Grands hommes, compte aujourd’hui 44 dessins, à voir au complet pour la première fois.

D’une toute autre dimension, pour ne pas dire d’une certaine mégalomanie, Anselm Kiefer occupe lui tous les murs, jusqu’au plafond, d’une des salles les plus prestigieuses de Venise : la sala dello Scrutinio au Palazzo Ducale sous le titre Questi scritti, quando verranno bruciati, daranno finalmente un po’ di luce (Ces écrits, une fois brûlés, jetteront finalement un peu de lumière), extrait du philosophe vénitien Andrea Emo. Ces tableaux sont en quelque sorte la réponse aux maîtres italiens Tintoret, Palma il Giovane ou Andrea Vicentino qui ont repeint la salle après de l’incendie qui avait détruit sa décoration en 1577, les nouveaux tableaux étant eux aussi destinés à mourir lorsqu’ils seront retirés du Palazzo Ducale. Venise est au centre de cette installation saisissante, pas tant comme un objet à célébrer ou admirer, mais plutôt comme une métaphore des échanges et influences entre l’Orient et l’Occident. On y lit, bien sûr les mythes séculaires qui transparaissent dans l’oeuvre de l’artiste où ses angoisses propres se conjuguent avec la noirceur de notre temps.

France Clarinval
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